1. En cas de litige intracommunautaire en matière délictuelle ou quasi délictuelle, une personne domiciliée sur le territoire d'un Etat membre de l’Union européenne peut être poursuivie en justice devant le tribunal de cet Etat ou, dans un autre Etat membre, devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit ou risque de se produire (Règl. CE 44/2001 du 22-12-2000, dit « Bruxelles I », art. 5, 3 ; Règl. UE 1251/2012 du 12-12-2012, dit « Bruxelles I bis », art. 7, 2).
En matière contractuelle, elle peut être attraite devant le tribunal du lieu où l’obligation qui sert de base à la demande a été ou doit être exécutée, c’est-à-dire, pour la vente de marchandises, le lieu où, en vertu du contrat, les marchandises ont été ou auraient dû être livrées et, pour la fourniture de services, le lieu où, en vertu du contrat, les services ont été ou auraient dû être fournis (Règl. Bruxelles I art. 5, 1 ; Règl. Bruxelles I bis art. 7, 1).
La Cour de justice de l'Union européenne a été appelée, une nouvelle fois, à interpréter ces textes (CJUE 2e ch. 14-7-2016 aff. 196/15).
Les faits de l’espèce
2. Une société française distribuait en France les produits alimentaires d’une société italienne depuis environ 25 ans, sans contrat-cadre ni stipulation d’exclusivité. La société italienne ayant rompu sans préavis les relations commerciales, la société française l’avait poursuivie devant un tribunal français, sur le fondement de l’article L 442-6 du Code de commerce qui sanctionne la rupture brutale de relations commerciales établies.
La société italienne contestait la compétence territoriale de ce tribunal : selon elle, l’action en cause relevait de la matière contractuelle, au sens du règlement Bruxelles I, dont l’article 5, 1, prévoit, en tant que critère de rattachement, le lieu où les marchandises ont été ou auraient dû être livrées en vertu des contrats successifs conclus pour chaque livraison et en précisant que celui-ci était l’usine de Bologne en Italie, conformément à l’indication « Ex works » (« Départ Usine ») figurant sur les factures.
La société française soutenait quant à elle que les juridictions françaises étaient compétentes, car le litige relevait de la matière délictuelle et le lieu du fait dommageable se situait en France où étaient commercialisés les produits alimentaires italiens.
La Cour de justice européenne a été saisie de deux questions préjudicielles concernant l’interprétation du règlement Bruxelles I : une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date relève-t-elle de la matière délictuelle ou quasi délictuelle ? Des relations commerciales établies de longue date doivent-elles être qualifiées de « contrat de vente de marchandises » ou plutôt de « contrat de fourniture de services » ?
L’action en responsabilité pour rupture de relations établies est-elle délictuelle ou contractuelle ?
3. La Cour de justice a précisé qu’une action indemnitaire fondée sur une rupture brutale de relations commerciales établies de longue date ne relève pas de la matière délictuelle ou quasi délictuelle au sens du règlement 44/2001 s’il existait, entre les parties, une relation contractuelle tacite ; la preuve de l’existence d’une telle relation doit résulter d’un faisceau d’éléments concordants, comme notamment l’existence de relations commerciales établies de longue date, la bonne foi entre les parties, la régularité des transactions et leur évolution dans le temps exprimée en quantité et en valeur, les éventuels accords sur les prix facturés ou sur les rabais accordés, ainsi que la correspondance échangée.
4. Les règles de compétence spéciale édictées par les règlements Bruxelles I et Bruxelles II, qui dérogent au principe selon lequel les personnes domiciliées sur le territoire d’un Etat membre de l’UE sont attraites devant les juridictions de cet Etat, doivent être interprétées strictement et de façon autonome en vue d’assurer leur application uniforme dans tous les Etats membres (CJUE 13-3-2014 aff. 548/12). Il a déjà été jugé, s’agissant de la notion de « matière délictuelle ou quasi délictuelle », que celle-ci comprend toute demande qui vise à mettre en jeu la responsabilité d’un défendeur et qui ne se rattache pas à la « matière contractuelle » (CJUE 28-1-2015 aff. 375/13). La seule circonstance que l’une des parties contractantes intente une action en responsabilité civile contre l’autre ne suffit pas pour considérer que cette action relève de la « matière contractuelle », sauf si le comportement reproché peut être considéré comme un manquement aux obligations contractuelles, telles qu’elles peuvent être déterminées compte tenu de l’objet du contrat (CJUE 13-3-2014 précité). L’arrêt commenté qui qualifie de contrat tacite l‘existence de relations commerciales établies de longue date, à certaines conditions, est dans le droit fil de cette jurisprudence.
En droit français, au contraire, la responsabilité pour rupture brutale d'une relation commerciale établie, fondée sur l'article L 442 6, I-5° du Code de commerce, est de nature délictuelle (Cass. com. 6-2-2007 n° 04-13.178 : RJDA 7/07 n° 785 ; Cass. com. 21-9-2010 n° 09-15.716 : RJDA 1/11 n° 86 ; Cass. com. 18-1-2011 n° 10-11.885 : RJDA 5/11 n° 489 ; Cass. com. 4-10-2011 n° 10-20.240 : RJDA 1/12 n° 93).
La Cour de cassation en a notamment déduit, s’agissant de la loi applicable lorsque la décision de rupture et le préjudice en résultant se produisent dans deux pays différents, que la rupture est soumise à la loi du lieu du fait générateur, entendu comme celui présentant les liens les plus étroits avec le fait dommageable (Cass. com. 25-3-2014 n° 12-29.534 : RJDA 6/14 n° 570) ; la rupture brutale est ainsi soumise à la loi française lorsque l'activité du fournisseur se situe en France (Cass. com. 20-5-2014 n° 12-26.705 : D. 2015 p. 947 obs. D. Ferrier).
S’agissait-il d’un contrat de vente ou d’un contrat de prestation de services ?
5. Dans sa décision du 14 juillet 2016, la Cour de justice a ajouté que des relations commerciales établies de longue date doivent être qualifiées de « contrat de vente de marchandises » si l’obligation caractéristique du contrat en cause est la livraison d’un bien, auquel cas le tribunal compétent est celui où les marchandises ont été ou auraient dû être livrées, ou de « contrat de fourniture de services » si cette obligation est une prestation de services, auquel cas le tribunal compétent est celui où les prestations ont été ou auraient dû être fournies.
6. La Cour a déjà jugé que l’article 5, 1-b du règlement Bruxelles I (devenu l’article 7, 1-b du règlement Bruxelles I bis) retient pour les contrats de vente de marchandises et ceux de fourniture de services l’obligation caractéristique de ces contrats en tant que critère de rattachement à la juridiction compétente (CJCE 25-2- 2010 aff. 381/08 : RJDA 5/10 n° 585). Il s’ensuit qu’un contrat dont l’obligation caractéristique est la livraison d’un bien doit être qualifié de « vente de marchandises » (même arrêt) et que la notion de « services » implique que la partie qui les fournit effectue une activité déterminée en contrepartie d’une rémunération (CJUE 19-12-2013, aff. 9/12 : RJDA RJDA 3/14 n° 294).
Il appartiendra donc à la juridiction de renvoi de qualifier la relation existant entre le fournisseur italien et le distributeur français et, si elle constate l’existence d’une relation contractuelle tacite, d’apprécier l’ensemble des circonstances et des éléments caractérisant l’activité déployée en France par le distributeur aux fins de vendre les produits du fournisseur italien, pour savoir s’il s’agit de simples contrats successifs de vente ou si le distributeur participe au développement de la diffusion des produits et à la stratégie commerciale du fournisseur.