Lors d'un colloque sur le contrôle fiscal, Yves Nicolas, ancien Président de la Compagnie Nationale des Commissaires aux comptes (CNCC) et président du Département des marchés financiers, est intervenu pour expliquer que les commissaires aux comptes peuvent jouer un rôle en matière de fiscalité et de contrôle fiscal, soulignant que ce rôle peut même être majeur ! Il s'entretient avec Claude Lopater, animateur de la table ronde et co-auteur du Mémento Comptable Francis Lefebvre jusqu'en 2014.
Cette interview fait suite à un premier échange publié dans La Quotidienne du 15 juin 2016 : La connexion comptabilité-fiscalité plus que jamais d'actualité !
Claude Lopater : Le commissaire aux comptes peut-il être un acteur fiscal ?
Yves Nicolas : Soyons franc, nos législateurs ont décidé de transposer la réforme européenne de l'audit sur une base aussi proche que possible de notre déontologie actuelle, garante de notre indépendance, et celle-ci interdit aux commissaires tout conseil ou tout service fiscal ! Il en résulte que de nombreuses entreprises ainsi que les institutions pensent, au pire, que les commissaires aux comptes ne peuvent en aucun cas être un acteur fiscal ou, au mieux, qu'ils peuvent l'être de manière passive et que, par prudence, il vaut mieux éviter de les mêler notamment aux contrôles fiscaux.
Mais continuons d'être franc et surtout utiles ! Le commissaire aux comptes, sans avoir le droit de faire de service fiscal, s'avère néanmoins être, de manière indirecte, un acteur fiscal important, en premier lieu pour ses clients, entreprises contrôlées, mais également, lors de redressements et de contentieux, pour l'administration, les juges, voire le Conseil d'Etat. Et ce pour de multiples raisons : sa mission permanente de surveillance, sa mission de certification des comptes et d'évaluation des risques y compris fiscaux, ses réactions aux redressements et sa possibilité d'émettre des consultations pour défendre les points validés et mis en cause par le contrôleur, la force de sa certification, l'importance de la doctrine comptable de la Compagnie Nationale des Commissaires aux Comptes (CNCC), le fait d'être un grand praticien de la comptabilité, personnage indépendant et connaissant bien les entreprises.
CL : En quoi le commissaire aux comptes contribue-t-il à réduire en amont le risque fiscal ?
YN : Le commissaire aux comptes peut être, sur le plan fiscal, tout à fait utile à l’entreprise dont il certifie les comptes, grâce à sa mission permanente de suivi de ce qui s'y passe, mission qui lui procure de nombreuses occasions d'intervenir sur les sujets fiscaux abordés par celle-ci.
Ainsi, le commissaire aux comptes est bien placé pour améliorer le contrôle interne de l'ensemble des opérations en favorisant une meilleure concertation des différentes directions du groupe, en fonction évidemment de la taille du groupe et/ou de l’entité dont il est commissaire aux comptes ; souvent en effet, on constate que certains sujets sont traités par la direction fiscale sans vraiment l’appui de la direction comptable ou vice et versa. Par conséquent, le commissaire aux comptes qui, par la nature de sa mission, navigue entre les différentes directions de l’entreprise, peut tout à fait faire un lien et permettre ainsi à l'entreprise d'avoir une vision plus complète avant de prendre une décision. Dans le cadre d'une opération particulière qu’il va falloir traiter dans les comptes, l'entreprise lui demande souvent son avis, il le donne, et elle le suit, pour être sûr que le principe comptable qui va être retenu sera bien en rapport avec ce qu’il pense et donc lui permettra de certifier les comptes. En même temps, ce principe comptable peut avoir des impacts fiscaux et la manière dont fiscalement l’opération va être traitée l’intéresse évidemment, il va donc donner son point de vue à l’entreprise.
CL : Le commissaire aux comptes peut-il participer à la défense de l'entreprise contrôlée fiscalement ?
YN : De manière indirecte, le commissaire aux comptes participe obligatoirement à la défense de l'entreprise dont il certifie les comptes lorsqu'elle subit un contrôle fiscal. En effet, lors des arrêtés de comptes, la première chose à laquelle pense un commissaire avant de donner son opinion sur les comptes d’une entreprise, ce sont les risques encourus par l’entreprise. Et parmi ces risques très nombreux, figurent les risques fiscaux. Il est bien entendu qu’à partir de sa connaissance de l’entreprise et avec l’aide d’experts fiscaux de son cabinet qui ont aidé le commissaire aux comptes, il va faire un état des lieux des risques fiscaux en étudiant évidemment les contentieux qui existent et en regardant évidemment si ces risques sont provisionnés ou pas, mais aussi en donnant d’une manière ou d’une autre une opinion personnelle sur la façon dont ils ont été traités et sont suivis par l’entreprise. C'est d'ailleurs pourquoi, dès la réception de la notification fiscale, il suit les opérations du contrôle fiscal et les risques encourus. Lorsque le contrôle fiscal aboutit à un redressement ou à un contentieux, il peut même donner son point de vue à l’entreprise sur la façon dont le principe comptable contesté doit être étudié et peut évidemment donner des arguments sur la façon dont il pense que le passif comptable doit être suivi. On voit bien que le commissaire aux comptes, en tant que praticien totalement indépendant, est là pour donner son opinion et réagir face au contrôle fiscal et aux redressements qui peuvent être suscités par le contrôleur fiscal, notamment vis-à-vis de principes comptables dont il pense qu’ils auraient dû être appliqués de manière différente.
En fonction de cette réaction, le commissaire aux comptes peut alors se retrouver à aider les entreprises dans leur défense de manière plus directe. En effet, conformément à notre déontologie qui nous donne la possibilité de donner, dans notre jargon, "des avis et des recommandations", les entreprises contrôlées peuvent demander aux CAC d'effectuer des consultations, pour, en plus de la certification des comptes, expliquer pourquoi ce principe comptable français, voire inspiré de l'international, doit être appliqué de telle ou telle manière. Bien entendu, cette consultation peut permettre d’asseoir une réponse faite avec l’aide de l’expert-comptable ou d’un expert fiscal de l’entreprise, vis-à-vis d’un contentieux fiscal.
Donc concrètement, que ce soit clair, le commissaire aux comptes ne fait pas de service fiscal, car il n’intervient pas directement sur le contentieux fiscal. Néanmoins, il "rend service" en participant indirectement à la défense de l'entreprise contrôlée, de toute façon via sa certification (cf. ci-après), voire plus en cas de demande de consultation par celle-ci.
CL : La certification des comptes est-elle un argument de défense pour l'entreprise contrôlée ?
YN : Évidemment, la certification donnée par un commissaire aux comptes constitue un argument de référence et de défense utile. Mais elle ne constitue en aucun cas une garantie totale contre un redressement fiscal ! Reprenons ces 2 idées en détail.
Du fait de la connexion comptabilité / fiscalité, l'arrêté des comptes et la détermination du résultat fiscal ont un point commun : la comptabilité quand les règles fiscales ne sont pas contraires. Or, le commissaire aux comptes a pour mission principale de certifier les comptes et donc de valider la régularité et la sincérité de l’arrêté des comptes.
Donc le commissaire aux comptes donne bien une opinion sur les principes et méthodes comptables appliqués, il engage sa responsabilité et vous savez qu’en France elle n’est pas négligeable puisque nous avons des responsabilités civile, pénale, réglementaire et disciplinaire. La réforme européenne a d’ailleurs confirmé cela au plus haut niveau en y ajoutant même des sanctions pécuniaires, donc vous voyez que notre problématique de certification n’est pas une mince affaire.
Dès lors, par rapport au contrôle fiscal, qui constitue, comme son nom l’indique, une vérification de la comptabilité dans son ensemble, il y a d’une certaine manière une surveillance de ce qui s’est passé dans les comptes, dans l’arrêté des comptes, et donc d’une certaine manière des avis du commissaire aux comptes. On retrouve ici le même lien indirect évoqué à la question précédente entre le contrôle fiscal et la certification des comptes, qui aboutit à valider évidemment si ce que dit le contrôleur fiscal est en phase avec ce que nous avons dit, et si ce n’est pas le cas, comprendre pourquoi il a cette réaction et pourquoi nous, nous avons accepté les comptes. Donc on voit bien que le contrôle fiscal, d’une certaine manière, de façon indirecte, challenge, si vous me permettez ce mot, le commissaire aux comptes.
C'est là que la certification apporte des arguments de référence et de défense car, pour la donner, le commissaire aux comptes se doit d'être un praticien concret dans la réalité dans l’entreprise qui connaît l'origine des opérations, les intentions des dirigeants, les clauses des contrats, etc. D'ailleurs, nombre de notifications, de redressements et de contentieux fiscaux, viennent justement de différences sur l’application et l’interprétation des règles comptables et l'on voit bien que le contrôleur fiscal n’a pas forcément tout compris ou bien que sa vision des faits, des scénarios comptables et des méthodes comptables est altérée par un contrôle a posteriori qui ne permet pas une juste traduction à l'époque où ils se sont tenus. En outre, tout n'étant pas mentionné dans les règles, la validation d'un traitement par la certification constitue également le reflet de la doctrine et de la pratique comptable retenue non seulement dans l'entreprise contrôlée mais également dans les autres.
Pour autant, la certification n'est pas une garantie dans tous les cas, loin s'en faut ! En effet, la certification porte avant tout sur les traitements et présentations comptables significatifs. Je mets en exergue ce mot significatif, car, quelques fois, les points litigieux du contentieux fiscal n’ont pas d’impact significatif sur les comptes. Dès lors, il faut bien comprendre que le commissaire aux comptes n’a pas forcément étudié le problème ou vu le problème. C'est ainsi que des entreprises peuvent plaider des erreurs sur le plan comptable, qui seront d'ailleurs retenues par le Conseil d'Etat, sans pour autant que la responsabilité du commissaire aux comptes ou de l'expert-comptable soit mise en cause car elles ne modifient en rien la régularité et la sincérité des comptes. C'est aussi souvent le cas lorsque les redressements (IS ou CVAE) portent sur des problèmes de présentation au bilan et encore plus au compte de résultat ou lorsque le montant litigieux est d'un montant faible par rapport au total du bilan, au résultat ou aux capitaux propres.
CL : La doctrine comptable publiée dans le bulletin CNCC peut-elle être un atout fiscal ?
YN : Pour asseoir de façon pertinente ses avis, la CNCC qui est l’institution qui regroupe tous les commissaires aux comptes de France, élabore un certain nombre de documentations à partir de ses commissions techniques qui sont nombreuses, la première étant le bulletin CNCC, qui constitue la « publication de sa doctrine comptable ».
C’est une publication mensuelle élaborée à partir des décisions du comité des études comptables de la CNCC dans lequel on retrouve les directeurs techniques des plus grands cabinets d’audit et d’expertise comptable de la place. Parmi ses membres, on trouve bien sûr également des représentants de l’OEC (Ordre des Experts-Comptables) qui est notre institution sœur, mais aussi de l’ANC. Tout cela pour dire que la doctrine comptable qui est liée à ce bulletin est quelque chose, qui, à mon avis, possède un certain poids. D’ailleurs, il est souvent repris par exemple dans le Mémento comptable cher à Claude Lopater et l'est même parfois par le Conseil d'Etat !
En quoi est-ce un atout fiscal ? La particularité de cette doctrine est de se construire en répondant aux questions posées par les professionnels comptables lors de difficultés rencontrées dans la pratique chez leurs clients, que ce soit lors d'arrêtés de comptes, de certification ou bien de redressements et de contentieux fiscaux. Autrement dit, cette doctrine est susceptible d'éclaircir aussi bien un point d'interprétation d'une règle énoncée par le plan comptable général qu'un point d'application de faits particuliers liés à un cas d'espèce correspondant à un contentieux fiscal. Du fait de la connexion comptabilité-fiscalité, cette doctrine CNCC comble donc un vide comptable qui peut s'avérer fort utile sur le plan fiscal.
Et si la CNCC considère qu'il n'est pas de son ressort de le combler, elle peut, avec l'Ordre des experts-comptables, faire une saisine de l’Autorité des normes comptables à des fins de clarification réglementaire, voire doctrinale.
CL : En quoi le commissaire aux comptes et la CNCC peuvent-ils aider l'administration et les juges ?
YN : Les commissaires aux comptes et la doctrine CNCC ne doivent pas seulement aider à éclaircir les points de vues des entreprises pour pouvoir mieux certifier les comptes !
En effet, l'expérience des contrôles fiscaux montre que la matière comptable peut aboutir à beaucoup de contestations sur l’interprétation des textes, mais également sur les interprétations retenues en pratique et déjà validées par les certifications des comptes, et ce bien avant que les contrôles fiscaux ne les remettent en cause ! Il est donc important, et encore plus au regard de l’évolution toute récente de la jurisprudence tant en matière de doctrine comptable (CE 20-1-2016 n° 370121 se référant aux avis du Comité d'Urgence, voir article du Président Fouquet et de Claude Lopater : FR 18/16 inf. 7), que de pratique comptable (CE 20-5-2016 n° 392527, voir article de Claude Lopater : FR 19/16 inf. 4), que le commissaire aux comptes apporte son savoir-faire, pas seulement à l’entreprise, comme je vous le disais, mais aussi à l'administration, aux juges, au Conseil d’Etat, à ceux qui réclament une opinion, un avis sur une problématique comptable qui pourrait avoir des impacts fiscaux et sur lequel donc, le commissaire aux comptes, personnage indépendant et connaissant bien les entreprises peut avoir un avis personnel et respecté. Si je me réfère aux propos du Président Fouquet tenus en introduction de ce colloque, le fait que le bulletin CNCC soit parfois cité par les rapporteurs publics du Conseil d'Etat est un signe fort en la matière qui doit se généraliser davantage.
CL : En conclusion, si l'on ne devait retenir qu'une seule chose de cette interview, comment la résumeriez-vous ?
YN : Au lieu de penser qu'il ne faut pas parler de fiscalité à son commissaire aux comptes, il faut bien comprendre au contraire que se priver de ses apports en matière fiscale en se retranchant à tort derrière une interprétation trop stricte des règles déontologiques constitue une véritable erreur, pire un véritable gâchis !
Propos recueillis par Claude LOPATER
Yves Nicolas, ancien Président de la CNCC et président du Département des marchés financiers.