Les mesures administratives prises par le Gouvernement afin de lutter contre la propagation de la pandémie de Covid-19 (confinement, restrictions de déplacements, etc.) ont affecté plus ou moins directement l’utilisation des locaux commerciaux loués. De nombreux commerces ont fait l’objet d’interdictions de recevoir du public.
Dans ce contexte, les bailleurs et les locataires s’opposent sur la question des loyers commerciaux : les locataires sont-ils dispensés, totalement ou partiellement, définitivement ou provisoirement, du paiement des loyers dus pour les périodes affectées par des mesures de restriction ? Les bailleurs peuvent-ils poursuivre le recouvrement de ces loyers ?
Les arguments issus du droit commun des contrats (bonne foi contractuelle, exception d’inexécution, force majeure, etc.) ont été invoqués tant par les bailleurs que par les locataires. L’application de chacune de ces notions dans le contexte issu de la crise sanitaire est discutée et divise la doctrine, les praticiens et les juges.
Voici une présentation des premières décisions rendues sur la question, presque toutes en référé, qui permettent de donner une vue d’ensemble des moyens qui peuvent être échangés par les parties devant les tribunaux.
La force majeure
Il y a force majeure lorsqu'un événement échappant au contrôle du débiteur, qui ne pouvait être raisonnablement prévu lors de la conclusion du contrat et dont les effets ne peuvent être évités par des mesures appropriées, empêche l'exécution de son obligation par le débiteur. Si l'empêchement est temporaire, l'exécution de l'obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l'empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations (C. civ. art. 1218).
En principe, la force majeure ne s’applique pas à l’obligation de payer une somme d’argent (Cass. com. 16-9-2014 n° 13-20.306 F-PB : RJDA 12/14 n° 886). Elle ne devrait donc pas pouvoir être invoquée par le locataire pour éviter de payer son loyer. Par ailleurs, la Cour de cassation a récemment posé en principe que la partie à un contrat qui, du fait d’un événement de force majeure, n’a pas pu profiter de la prestation qu’elle a payée ne peut pas obtenir l’anéantissement du contrat en invoquant cet événement (en l’espèce, le client d’un établissement de cure thermale qui avait dû interrompre son séjour en raison de son hospitalisation : Cass. 1e civ. 25-11-2020 n° 19-21.060 FS-PBI : RJDA 2/21 n° 72).
Ces arguments semblent s’opposer à ce que la force majeure puisse être utilement invoquée par le locataire.
Pour le paiement des loyers dus pendant la crise sanitaire, une décision a ainsi écarté le recours à la force majeure (CA Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 et 20/55901 : RJDA 2/21 n° 71). Une autre a abordé la question d’une manière plus nuancée, en retenant que la force majeure devait être écartée dès lors que le locataire ne justifiait pas de difficultés de trésorerie rendant impossible l’exécution de son obligation de payer les loyers, de sorte que l’épidémie n’a pas de conséquences irrésistibles (CA Grenoble 5-11-2020 n° 16/04533, décision rendue au fond).
La bonne foi dans l’exécution des contrats
L’exigence de bonne foi dans l’exécution des conventions (C. civ. art. 1104) imposerait aux parties confrontées à des circonstances exceptionnelles de vérifier si ces circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives. L’obligation des parties de rechercher une solution amiable pourrait influer sur l’exigibilité du loyer, de sorte que l’exception d’inexécution devrait être appréciée à l’aune de cette obligation pour les parties de négocier de bonne foi (TJ Paris 10-7-2020 n° 20/04516 : RJDA 11/20 n° 550, décision rendue au fond ; TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 et 20/55901 : RJDA 2/21 n° 71).
L’argument a été admis aussi bien au fond qu’en référé, où il peut constituer une contestation sérieuse opposable à la demande en paiement du bailleur (par exemple, TJ Paris 10-7-2020 n° 20/04516 et TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 et 20/55901 précités).
La portée du moyen doit cependant être appréciée au regard de la règle selon laquelle l’exigence de bonne foi dans l’exécution des conventions n’autorise pas le juge à porter atteinte à la substance même des droits et obligations issus de ce contrat, dont font partie les modalités de paiement (Cass. com. 19-6-2019 n° 16-29.000 F-D, selon lequel il ne peut être reproché à une partie de ne pas avoir consenti des délais de paiement à son cocontractant pour le sauver de ses difficultés financières). Statuant en référé, le tribunal de Strasbourg a précisé que les juges ne peuvent pas se fonder sur le droit commun des contrats pour aller plus loin que les mesures dérogatoires prises par les pouvoirs publics, transférer en tout ou partie le risque lié à l’activité économique d’un opérateur vers un autre ou permettre de contourner les nouvelles dispositions sur l’imprévision (TJ Strasbourg réf. 19-2-2021 n° 20/00552).
Quoi qu’il en soit, le comportement des parties est presque systématiquement pris en compte par les juges depuis le début de la crise sanitaire et le locataire pourra très certainement invoquer le manquement du bailleur à son obligation d’exécuter le bail de bonne foi toutes les fois où celui-ci aura refusé toute négociation. À l’inverse, le bailleur pourra opposer ses tentatives de trouver une solution amiable pour faire échec à l’argument du locataire (TJ Paris 10-7-2020 : RJDA 11/20 n° 550).
La mise en œuvre de ce moyen peut être invoquée, à notre avis, quelle que soit la période pour laquelle les loyers sont dus (notamment, pour les loyers du deuxième trimestre 2020, affecté par la fermeture totale des commerces : TJ Paris réf. 26-10-2020 précité, comme pour ceux du troisième trimestre : TJ Paris réf. 21-1-2021 n° 20/55750).
L’exception d’inexécution
Une partie peut refuser d'exécuter son obligation si l'autre n'exécute pas la sienne et si cette inexécution est suffisamment grave (C. civ. art. 1219). Une partie peut même désormais suspendre l'exécution de son obligation lorsqu'il est manifeste que son cocontractant ne s'exécutera pas à l'échéance et que les conséquences de cette inexécution sont suffisamment graves pour elle (C. civ. art. 1220 issu de Ord. 2016-131 du 10-2-2016). Ce moyen est intéressant pour les locataires, notamment car il peut être opposé en dehors de tout recours à un juge (et même, pour les inexécutions avérées, sans mise en demeure). Pour pouvoir être invoquée par le locataire, l’exception d’inexécution suppose donc que celui-ci établisse que le bailleur a manqué à son obligation de délivrer le local loué et d’en garantir la jouissance paisible. Par ailleurs, l’inexécution doit être suffisamment grave.
L’exception d’inexécution est admise de façon générale en matière de bail lorsque le locataire ne peut pas utiliser les lieux loués.
L’exception d’inexécution peut-elle être opposée par le locataire touché par la crise sanitaire ?
La doctrine et les juges ont des réponses divergentes.
En faveur d’une réponse positive, on peut avancer que l’obligation de délivrance des lieux loués ne se réduit pas à la remise des clés du local mais consiste à en faire jouir paisiblement le preneur pendant toute la durée du bail et conformément à sa destination. Pour certains auteurs, l’obligation de délivrance inclurait donc nécessairement l’accessibilité du local au public (en ce sens, J.D. Barbier, « Loyers commerciaux en temps de pandémie, double peine et triple erreur » : Dalloz actu du 10-3-2021). Il y aurait donc bien un manquement à l’obligation de garantie de la jouissance paisible. Par ailleurs, le fait qu’aucune faute du bailleur ne soit à l’origine du trouble de jouissance – et même que celui-ci puisse justifier d’un cas de force majeure – ne serait pas de nature à mettre en échec l’exception d’inexécution, celle-ci n’étant pas réservée au cas d’une faute du cocontractant (en ce sens notamment, les termes des articles 1219 et 1220 et leur insertion dans une section du Code civil consacrée à l’inexécution du contrat en général). Des décisions rendues en référés sont en ce sens (notamment TJ Strasbourg réf. 19-1-2021 n° 20/00552).
En faveur d’une réponse négative, on peut avancer que l’obligation de délivrance porterait sur le local, et non pas sur le fonds de commerce, qui serait seul affecté par les mesures sanitaires ; le local, lui, même fermé au public, resterait accessible au locataire. Par ailleurs, aucun manquement n’est imputable au bailleur : il a été en ce sens jugé à plusieurs reprises que l’obligation du bailleur d’assurer la jouissance paisible cesse en cas de force majeure (Cass. 3e civ. 29-4-2009 n° 08-12.261 FS-PB : RJDA 7/2009 n° 601). De nombreuses décisions ont rejeté l’exception d’inexécution (TJ Paris 25-2-2021 n° 18/02353, rendue au fond ; TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 et 20/55901 : RJDA 2/21 n° 71).
Dans la mesure où l’exception d’inexécution suppose que l’inexécution soit suffisamment grave, on peut imaginer que l’argument fonctionnera essentiellement pour les loyers dus pour des périodes de fermeture totale des commerces (TJ Strasbourg réf. 19-1-2021 n° 20/00552). Le jeu de l’exception d’inexécution est, en outre, et en principe, provisoire : l’obligation est suspendue pendant le temps que dure l’exécution.
L’imprévision
L’ordonnance 2016-131 du 10 février 2016 réformant le droit des contrats a introduit la théorie de l’imprévision dans le Code civil, créant une obligation générale de renégociation du bail en cas de changements de circonstances imprévisibles lors de la conclusion du contrat, rendant l’exécution du bail excessivement onéreuse pour une, voire les deux parties (C. civ. art. 1195, applicable aux baux conclus à compter du 1er octobre 2016 ; sur l’application de ce texte dans le cadre du contrat de bail, voir Mémento Baux commerciaux 2019 nos 51150 s.).
La mise en œuvre de la demande de révision suit deux étapes : au cours d’une première phase, la partie qui soulève l’imprévision demande la renégociation du contrat, tout en continuant à exécuter ses obligations ; en cas d’échec de cette phase amiable, le juge peut intervenir pour réviser le contrat ou y mettre fin.
Même si la Cour de cassation ne s’est pas encore prononcée sur les conditions d’application de l’imprévision, il est généralement admis que le changement de circonstances opéré par la crise sanitaire était totalement imprévisible lors de la conclusion du contrat (au moins pour ceux conclus avant la fin janvier 2020) et rend l'exécution du contrat excessivement onéreuse, sans doute même pour les deux parties, au moins provisoirement (par exemple, A. et J.P. Confino , « Les baux commerciaux malades de la peste » : AJDI 2020 p. 326 ; P. Julien, « Crise du coronavirus : faut-il payer les loyers commerciaux du 2e trimestre 2020 ? » : BRDA 7/20 inf. 28 ; TJ Paris réf. 21-1-2021 n° 20/55750). Une ordonnance du tribunal de commerce de Paris retient cependant que l’exécution n’est pas devenue excessivement onéreuse puisque le montant du loyer est resté le même (T. com. Paris réf. 11-12-2020 n° 2020035120).
D’un point de vue pratique, l’imprévision paraît cependant un remède de long terme, peu adapté au but du locataire qui cherche à éviter de payer les loyers dus pour des périodes affectées par les restrictions sanitaires. La saisine du juge n’est en principe possible qu’après l’échec de la renégociation des conditions du contrat et après un « délai raisonnable ». Le locataire est tenu d’exécuter le contrat pendant la discussion (art. 1195, al. 1) et sans doute jusqu’à l’issue de l’éventuelle procédure judiciaire (en ce sens, TJ Strasbourg réf. 19-2-2021 n° 20/00552).
Il a cependant été jugé en référé que constituait une contestation sérieuse opposable à l’action en paiement du bailleur visant la mise en œuvre d’une clause résolutoire pour non-paiement des loyers du 3e trimestre 2020 l’intention exprimée par le locataire de se prévaloir des dispositions sur l’imprévision dans le cadre d’une action au fond en opposition à un commandement de payer visant la clause résolutoire du bail, dans un contexte où des négociations avaient été engagées et avaient échoué (TJ Paris réf. 21-1-2021 n° 20/55750).
La perte du bien loué (C. civ. art. 1722)
Si, pendant la durée du bail, le bien loué est détruit en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; s’il n’est détruit qu’en partie, le locataire peut, suivant les circonstances, demander une diminution du prix ou la résiliation même du bail (C. civ. art. 1722).
La fermeture des commerces et, de façon plus générale, les restrictions prises pour lutter contre la propagation de l’épidémie de Covid-19 peuvent-elles être assimilées à une perte du local loué ?
En faveur d’une réponse positive, on peut avancer que la jurisprudence admet depuis longtemps que la perte par cas fortuit ne soit pas de nature uniquement matérielle mais puisse être « juridique » et consister dans l’impossibilité pour le locataire de jouir complètement du local loué. Il a, par exemple, été jugé qu’il y avait perte totale du bien loué en cas d’interdiction administrative d’exploiter une salle de cinéma où les conditions de sécurité du public ne sont plus assurées (Cass. com. 19-6-1962 : Bull. civ. III n° 323) ou en cas d’interdiction d’exploiter un commerce situé dans un périmètre de rénovation urbaine résultant d’une disposition légale (Cass. 3e civ. 12-5-1975 n° 73-14.051 : Bull. civ. III n° 161). Plusieurs décisions se sont prononcées en ce sens depuis le début de la crise sanitaire (TJ Paris JEX 20-1-2021 n° 20/80923 ; T. com. Paris réf. 19-2-2021 n° 2020047783 ; CA Versailles réf.4-3-2021 n° 20/02572).
En faveur d’une réponse négative, deux arguments peuvent être opposés à cette solution. D’une part, la jurisprudence exigerait que l’impossibilité d’user du bien loué conformément à sa destination soit définitive (Cass. 3e civ. 2-7-2003 n° 02-14.642 FS-PB : RJDA 11/03 n° 1048). Une décision rendue en référé statue en ce sens (TJ Strasbourg réf. 19-2-2021 n° 20/00552). À notre avis, le caractère temporaire de l’impossibilité d’usage peut cependant servir à fonder une perte partielle. D’autre part, la perte devrait toucher la chose louée elle-même, sa mise à disposition au profit du locataire. Mais là encore, on peut imaginer que la règle ne soit pas appliquée de manière très stricte : notamment, il a été jugé qu’était une perte partielle justifiant une diminution de loyer l’arrêt de la fourniture d’eau courante en cours de location (Cass. 3e civ. 17-6-1980 : Bull. civ. III n° 116). La question recoupe celle exposé n° 10, s’agissant de l’obligation mise à la charge du bailleur dans le cadre de la discussion sur l’exception d’inexécution.
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