1. Contrainte de fermer ses portes à la suite du premier confinement mis en place par le Gouvernement en mars 2020 pour enrayer l'épidémie de Covid-19, une société exploitant un grand magasin informe son bailleur de son intention de suspendre le paiement des loyers dus pour la période de fermeture du magasin puis de payer, à compter du déconfinement, une provision recalculée au prorata du chiffre d'affaires du mois écoulé par rapport au chiffre d'affaires réalisé au cours du même mois de l'année précédente.
Le bailleur refuse la proposition du locataire, offrant de son côté de reporter sans pénalité les loyers de la période du confinement à une date à convenir. Faute d'accord avec son locataire, le bailleur agit devant le juge des référés en vue de le voir condamné à lui verser une provision au titre des loyers.
Par une ordonnance très motivée (TJ Strasbourg réf. 19-2-2021 n° 20/00552), le juge des référés du tribunal judiciaire de Strasbourg fait droit à la demande du bailleur. Il écarte une à une les exceptions soulevées par le locataire pour éviter d'être condamné en référé à payer les loyers dus depuis le début de la crise sanitaire, après avoir rappelé que, pour apprécier le caractère sérieusement contestable, ou non, de l'obligation du locataire, le juge doit vérifier si les moyens de défense qu'il oppose à la demande du bailleur pourraient sérieusement prospérer devant le juge du fond et seraient de nature à faire échec ou à neutraliser cette demande (CPC art. 835).
Moyen tiré de l'exception d'inexécution
2. En l'espèce, l'exception d'inexécution doit être rejetée, estime le juge des référés, qui se fonde sur le raisonnement suivant.
Le bailleur est certes tenu d'une obligation de délivrance des lieux loués, laquelle ne se réduit pas à la remise des clés du local mais consiste à en faire jouir paisiblement le preneur pendant toute la durée du bail et conformément à sa destination ; le fait pour le bailleur de ne pas exécuter son obligation de délivrance des lieux loués, même du fait d'un événement extérieur, justifie que le preneur se prévale d'une exception d'inexécution pour le loyer dû durant la période concernée, l'exception d'inexécution ne requérant pas la démonstration que l'impossibilité pour le bailleur d'exécuter son obligation de délivrance soit fautive (C. civ. art. 1219 et 1220).
Mais l'exception d'inexécution ne peut être soulevée par le défendeur que de manière proportionnée et provisoire ; elle n'a pas pour effet d'éteindre les créances de loyer d'ores et déjà exigibles, mais seulement d'en suspendre provisoirement le paiement jusqu'à ce que le bailleur exécute à nouveau son obligation de délivrance, ce que faisait d'ailleurs valoir expressément le locataire. Par ailleurs, l'obligation de délivrance du bailleur ne peut être considérée comme n'ayant pas été exécutée que si le locataire se trouve dans une impossibilité totale d'utiliser les locaux. Le locataire ne peut donc pas opposer au bailleur la non-délivrance partielle des locaux au titre des mesures de police administrative postérieures au confinement et ayant eu pour effet de réduire la surface commerciale exploitable et de dissuader les consommateurs.
Il s'ensuit qu'en refusant purement et simplement de payer, à compter du 11 mai, l'intégralité des loyers dus pendant la période de confinement, puis en ne payant qu'une partie du loyer échu après le déconfinement au prorata de son chiffre d'affaires et aux dates choisies par lui, le locataire avait fait un usage manifestement excessif et irrégulier de l'exception d'inexécution.
3. La décision commentée admet ainsi que l'exception d'inexécution fondée sur un manquement du bailleur à son obligation de délivrance peut, en principe, jouer dans le contexte de la crise sanitaire, faculté qui divise les praticiens et qui vient d'être écartée, au fond, par le tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris 25-2-2021 n° 18/02353 : BRDA 7/21 inf. 17).
Elle rappelle cependant que la mise en œuvre régulière de l'exception d'inexécution est subordonnée au caractère proportionné de la réponse du locataire par rapport à l'inexécution reprochée au bailleur. Enfin, l'ordonnance soulève la question des effets de l'exception d'inexécution : qu'advient-il de l'obligation suspendue lorsque l'inexécution prend fin ? En principe, l'exception d'inexécution devrait seulement permettre au locataire de différer le paiement des loyers le temps de l'inexécution, autrement dit de la fermeture du commerce ou de restrictions jugées suffisamment graves pour justifier l'inexécution corrélative de l'obligation réciproque du locataire (Y. Lequette, F. Terré, P. Simler, F. Chénédé, « Les obligations » , Précis Dalloz 12e éd. n° 772). L'exception serait ainsi une sorte de remède de « premier secours ».
Moyen tiré de la perte du bien loué
4. Si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n’est détruite qu’en partie, le locataire peut, suivant les circonstances, demander une diminution du prix ou la résiliation même du bail (C. civ. 1722).
Il est admis que la perte par cas fortuit ne soit pas uniquement de nature matérielle mais puisse être « juridique » et consister dans l’impossibilité pour le locataire de jouir complètement du local loué (Cass. com. 19-6-1962 : Bull. civ. III no 323 ; Cass. 3e civ. 12-5-1975 no 73-14.051 : Bull. civ. III no 161). L’impossibilité d’exploiter les lieux loués en raison de la fermeture des commerces pendant la crise sanitaire est-elle assimilable à la perte fortuite du local prévue par l’article 1722 du Code civil ? Certains juges ont répondu par l'affirmative (TJ Paris JEX 20-1-2021 no 20/80923 : BRDA 4/21 inf. 19 ; CA Versailles réf. 4-3-2021 n° 20/02572 : BRDA 7/21 inf. 18) ou ont au moins admis qu'il pouvait en être ainsi et qu'il appartenait aux juges du fond d'en décider (T. com. Paris réf. 19-2-2021 n° 2020047783).
Le juge des référés strasbourgeois estime au contraire que les dispositions de l'article 1722 du Code civil ne concernent que les hypothèses de destruction définitive de la chose louée et ne sont donc manifestement pas applicables aux faits de l'espèce.
Moyen tiré de la bonne foi dans l'exécution du contrat
5. L'exigence de bonne foi dans l'exécution des contrats a justifié à plusieurs reprises le rejet en référé de demandes formées par des bailleurs. En l'espèce, le locataire se prévalait, sur ce fondement, d'un manquement du bailleur à son obligation de renégocier le contrat dans un contexte de changement imprévisible.
Le juge écarte d'abord cet argument au motif que le seul fait que le bailleur, mis devant le fait accompli, ait refusé les nouvelles conditions d'exécution du contrat qui lui avaient été imposées par le locataire, et ce alors qu'il avait fait lui-même une proposition de report du paiement des loyers échus durant le confinement, ne permet pas de retenir l'existence d'un manquement de sa part à son obligation d'exécuter le contrat de bonne foi.
6. Mais la décision commentée va plus loin et circonscrit la portée qui a pu être accordée à certaines décisions rendues sur la question, lesquelles mettaient en avant l'obligation pour les parties de vérifier si les circonstances ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives (TJ Paris 10-7-2020 n° 20/04516 : BRDA 17/20 inf. 18 ; TJ Paris réf. 26-10-2020 n° 20/53713 et n° 20/55901 : BRDA 22/20 inf. 24). Ainsi, le juge strasbourgeois retient que la règle selon laquelle les conventions doivent être exécutées de bonne foi n'autorise pas le juge à porter atteinte à la substance même des droits et obligations issus de ce contrat (Cass. com. 19-6-2019 n° 17-29.000 F-D), dont font partie les modalités et délais de paiement. Il ne peut ainsi pas reprocher à une partie de ne pas avoir consenti des délais de paiement à son cocontractant débiteur pour le sauver de ses difficultés financières.
Il concède cependant la possibilité d'une évolution de la jurisprudence sur ce point, au regard de la circonstance exceptionnelle que constitue la crise sanitaire, cette évolution ne pouvant simplement pas, selon lui, être le fait du juge des référés.
Enfin, le juge ajoute qu'il apparaît difficile que les juges du fond puissent, sur le fondement du droit des contrats :
- aller plus loin que les mesures exceptionnelles et dérogatoires prises par le législateur et le Gouvernement depuis le début de l'état d'urgence sanitaire ;
- transférer en tout ou partie le risque lié à l'activité économique d'un opérateur vers un autre (ce qui est différent du fait de rééquilibrer une relation contractuelle entre deux parties souffrant par principe d'une dissymétrie économique) ;
- mettre à la charge d'un cocontractant une obligation de renégociation pour modification imprévisible des circonstances du contrat au-delà de ce que permettent les nouvelles dispositions sur l'imprévision.
Par suite, le moyen tiré de la bonne foi dans l'exécution des contrats ne suffit pas à rendre sérieusement contestable l'obligation du locataire.
7. En pratique, on peut imaginer que l'exigence de bonne foi dans l'exécution du contrat impose seulement au bailleur de faciliter l'exécution par le débiteur - confronté à des difficultés exceptionnelles - de son obligation, ou de ne pas alourdir sa situation, sans mettre à sa charge une véritable obligation de renégocier ou d'adapter le contenu du contrat.
Moyen tiré de l'imprévision
8. La conclusion est la même en ce qui concerne l'obligation de renégociation fondée sur les dispositions de l'article 1195 du Code civil, issu de l'ordonnance 2016-131 du 10 février 2016 et consacrant l'imprévision. Ces dispositions n'étaient, en principe, pas applicables en l'espèce, le contrat de bail ayant été conclu avant le 1er octobre 2016. En tout état de cause, rappelle le juge des référés, le nouveau texte prévoit expressément que, durant la renégociation du contrat, la partie qui se prévaut du changement imprévisible des circonstances continue à exécuter ses obligations. Le fait que le juge du fond puisse réviser le contrat s'il estime que les conditions de l'imprévision sont réunies ne constitue donc pas en soi une contestation sérieuse.
9. Même si la solution contraire a pu être retenue (TJ Paris réf. 21-1-2021 n° 55/770 : BRDA 4/21 inf. 20, dans une affaire tendant à voir constater l'acquisition d'une clause résolutoire), la décision commentée se fonde sur la lettre même de l'article 1195 du Code civil, qui ne serait donc pas un remède à l'urgence sanitaire.
10. En conclusion, s'il ne faut pas en exagérer la portée, la décision commentée a le mérite de brosser un tableau large et très didactique des arguments échangés par les locataires et les bailleurs depuis le début de la crise sanitaire. Elle montre aussi qu'il est difficile de répondre à bon nombre des questions soulevées jusqu'ici, et ce d'autant plus que le caractère exceptionnel des circonstances issues de la pandémie risque d'entraîner des évolutions dans l'application des outils issus du droit commun des contrats.
Maya VANDEVELDE
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