1. L’arrêt rendu par la cour d’appel de Paris le 1er juillet 2015 (CA Paris 1-7-2015 n° 13/19251 : BRDA 13/15 inf. 19) confirme une tendance du juge commercial consistant à apprécier le niveau d’un prix, d’une réduction de prix ou d’une pénalité sur le fondement de l’article L 441-6, I-2° du Code de commerce qui prohibe la soumission ou la tentative de soumission d’un partenaire commercial à un « déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties ».
Cet arrêt, bien que rendu dans le secteur de la grande distribution,mérite une attention particulière car les principes qu’il énonce sont transposables à l’examen de tout contrat commercial.
2. Il était notamment reproché à la centrale d’achats Galec d’avoir imposé à 46 de ses fournisseurs le versement d’une ristourne de fin d’année (RFA), dite « RFA Galec », conditionnelle sans contrepartie ou contrepartie réelle.
3. Deux conditions sont requises pour que le manquement réprimé par l’article L 441-6, I-2° du Code de commerce soit constitué : l’exercice d’une soumission ou d’une tentative de soumission et l’existence d’une clause déséquilibrée.
Ce qui va retenir notre attention est le raisonnement suivi par la cour d’appel pour apprécier, sur le fondement de cet article, l’absence de contrepartie de la RFA.
4. La cour d’appel de Paris commence par rappeler que le juge judiciaire peut contrôler les prix dans certaines conditions : « Si le juge judiciaire ne peut contrôler les prix qui relèvent de la négociation commerciale, il doit sanctionner les pratiques commerciales restrictives de concurrence et peut annuler les clauses contractuelles qui créent un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties, même lorsque ces clauses sont relatives à la détermination du prix, et ce en application des dispositions de l’article L 442-6, I-2° du Code de commerce qui sanctionne tout déséquilibre contractuel dès lors qu’il est significatif. » Selon la cour, « la loi a entendu permettre un contrôle par l’administration du prix négocié par comparaison avec le tarif du fournisseur et du respect de l’équilibre contractuel ».
Selon la cour, le juge judiciaire peut contrôler les prix dans certaines conditions
5. Le raisonnement suivi par la cour d’appel pour juger que la clause de versement des ristournes est déséquilibrée est le suivant.
La cour indique, d’une part, que le principe de libre négociabilité des prix trouve sa limite dans les dispositions de l’article L 442-6 du Code de commerce relatif aux pratiques commerciales abusives et, d’autre part, que les dispositions des articles L 441-3 (règles de facturation) et L 441-7 (convention dite « unique ») du même Code obligent à ce que toutes les réductions de prix, qu’elles soient inconditionnelles ou non, soient causées par une obligation spécifique du distributeur à l’égard du fournisseur.
Sur ce point précis, elle rappelle que la convention unique doit mentionner « les obligations auxquelles se sont engagées les parties (…) en vue de fixer le prix à l’issue de la négociation commerciale ». Il en résulte que la fixation du prix est le résultat d’obligations réciproques prises par le fournisseur et le distributeur au cours de la négociation et que ces obligations doivent être décrites dans la convention. Elle indique en outre que « si la loi LME [loi de modernisation de l’économie] de 2008 a instauré le principe de libre négociabilité des conditions de vente et fait des CPV [conditions particulières de vente], le siège de la négociation commerciale, elle n’a pas supprimé la nécessité de contrepartie ou de justification aux obligations prises par les cocontractants, même lorsque ces obligations ne rentrent pas dans la catégorie des services de coopération commerciale ; (…) la réduction de prix accordée par le fournisseur doit avoir pour cause l’obligation prise par le distributeur à l’égard du fournisseur ».
Elle rappelle ensuite que la distinction opérée par la loi entre les réductions existant au moment de la vente, dites "inconditionnelles" car non soumises à une condition, et celles non acquises au moment de la vente, dites "conditionnelles" car soumises à une condition, n’implique pas que les réductions inconditionnelles n’aient pas à être causées par une obligation spécifique à la charge du distributeur exécutée à la date de la vente.
6. Galec avait été assigné pour avoir soumis ses fournisseurs à un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties. La centrale n’alléguait pas pour sa défense que d’autres stipulations de la convention permettaient de rééquilibrer ces obligations.
Le chemin emprunté pour rechercher le caractère déséquilibré de la clause est surprenant
Cette solution a déjà été appliquée par la cour d’appel en 2013 (CA Paris 23-5-2013 no 12/01166, ch. 5-5 : RDC 2014 p. 411 note M. Behar-Touchais). Elle avait alors considéré que le juge pouvait valablement apprécier le niveau d’un prix au regard de l’article L 442-6, I-2° du Code de commerce si les « conditions commerciales (sont) telles que (le partenaire) ne reçoit qu'une contrepartie dont la valeur est disproportionnée de manière importante à ce qu'il donne ».
7. Le chemin emprunté par la cour d’appel pour rechercher le caractère déséquilibré de la clause est pour le moins surprenant.
En effet, le raisonnement repose sur l’obligation qu’il y aurait à prévoir des contreparties à toute réduction de prix, exigence qui n’aurait pas été supprimée par la loi de modernisation de l’économie de 2008, qui a prévu la libre négociabilité des conditions de vente, sur les recommandations du rapport Hagelsteen (« La négociation des tarifs et des conditions générales de vente », Rapport de M.-D. Hagelsteen du 7-2-2008 remis au ministre de l’économie).
La LME a en effet introduit des innovations majeures, telles que la libre négociabilité des conditions générales de vente (CGV) et des tarifs grâce à la suppression de l’interdiction des pratiques discriminatoires se traduisant pour les fournisseurs et les distributeurs par la possibilité de convenir de conditions particulières de vente (C. com. art. L 441-6, I-al. 7). Les différenciations tarifaires n’avaient plus à être justifiées par la spécificité des services rendus ou par l’exigence de contreparties réelles.
Le législateur a donc mis en place un nouveau dispositif juridique de nature à permettre une pleine liberté de négociation des tarifs et des CGV en partant, notamment, du constat que les avancées législatives antérieures autorisant la négociation de CPV avaient eu leurs limites, puisqu’elles devaient être justifiées par la spécificité des services rendus.
Le rapport Hagelsteen avait relevé que« la non-négociabilité des tarifs dissuade les distributeurs d’exiger des rabais et des ristournes » (p.15).
8. Ce même rapport avait précisé que « rendre négociables les CGV et les tarifs ne conduit pas à modifier l’équilibre final des contrats auquel les partenaires commerciaux parviennent aujourd’hui mais seulement à substituer à une négociation portant sur des services plus ou moins fictifs ou rémunérés de manière plus ou moins disproportionnée une négociation directe sur les prix des produits, qui continueront à refléter, demain comme hier, la volonté des uns et le désir d’acheter des autres ces mêmes produits. (…) Ensuite, permettre la négociabilité des tarifs conduit à autoriser les fournisseurs à pratiquer des discriminations entre leurs différents clients (…) la discrimination permettra à un fournisseur de vendre son produit à un prix inférieur à un distributeur pour lequel la demande finale de ce produit est faible et qui ne l’aurait pas acheté s’il avait été vendu à un prix uniforme. Elle facilitera également la conclusion de contrats incitatifs individualisés, dans lesquels les rabais quantitatifs dépendront de l’intérêt du fournisseur à voir un distributeur particulier augmenter les quantités vendues et du coût de cet effort de distribution. Ainsi la discrimination permettra à un fournisseur de conquérir de nouveaux distributeurs, et ce en dépit d’éventuels coûts d’adaptation pour ces derniers du fait d’une relation longue avec un autre fournisseur » (p. 16).
Il avait été également relevé que la très grande majorité des pays européens ne réglemente pas formellement les négociations commerciales et autorise la discrimination sans qu’il soit besoin de la justifier par des contreparties.
Enfin, le principe de liberté contractuelle et le principe de l’autonomie de la volonté (en vertu de l’article 1134 du Code civil, le contrat fait la loi des parties) ont été rappelés : « une fois que le contrat est signé, ou qu’il est exécuté, le juge ne peut qu’exceptionnellement et dans des conditions strictes en sanctionner le déséquilibre » (Rapport p. 22).
A partir de ces différents constats, le rapport Hagelsteen a préconisé les modifications suivantes : « Il faut que les conditions générales de vente, et au premier chef les tarifs puissent faire l’objet d’une négociation directe entre producteurs et distributeurs, négociation qui ne doit pas être contrainte par l’obligation de devoir justifier des raisons pour lesquelles certaines conditions sont consenties à tel distributeur et non à tel autre. (…) Le producteur, dans le respect du droit de la concurrence tant national que communautaire, doit être libre de moduler ses tarifs en fonction de l’intérêt relatif que présente, pour lui, le fait de vendre à un distributeur plutôt qu’à un autre, sans que cette différence doive nécessairement être justifiée au regard de critères plus ou moins objectifs. (…) Il convient donc de conserver dans la loi la notion de catégories particulières de vente, non soumises à l’obligation de communication, tout en supprimant les conditions auxquelles le texte actuel les subordonne (justifiées par la spécificité des services rendus) ».
Le législateur n’a pas entendu mettre fin à la négociation d’avantages tarifaires sans contreparties
9. La genèse de la LME permet donc de mettre en évidence que le législateur n’a pas entendu mettre fin, bien au contraire, à la négociation d’avantages tarifaires sans contreparties. Il a souhaité supprimer les services de coopération commerciale sans contreparties à la faveur d’un basculement de tout ou partie de ces derniers vers l’avant, c’est-à-dire soit dans les prix soit sur facture.
La LME autorise très clairement la négociation de réductions de prix, même sans contrepartie, pourvu que ces dernières soient bien mentionnées sur les factures de vente et prises en compte dans le seuil de revente à perte et qu’elles ne traduisent pas un déséquilibre significatif dans les droits et obligations des parties.
Par ailleurs, il convient d’ajouter qu’une réduction de prix sans contrepartie n’est pas nécessairement déséquilibrée.
On ne manquera pas de relever enfin que s’il s’agissait pour le ministre de l’économie, demandeur à l’action, de proscrire une réduction de prix au motif qu’elle est sans contreparties il aurait pu (ou dû ?) fonder sa demande sur l’article L 441-6, I-1 du Code de commerce qui interdit le fait « d'obtenir ou de tenter d'obtenir d'un partenaire commercial un avantage quelconque ne correspondant à aucun service commercial effectivement rendu ou manifestement disproportionné au regard de la valeur du service rendu ».
10. Il conviendra de suivre attentivement les suites qui seront données à cet arrêt par la Cour de cassation ainsi que le projet de réforme du droit des obligations qui prévoit d’introduire dans le Code civil un nouvel article 1169 aux termes duquel : « Une clause qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat peut être supprimée par le juge à la demande du contractant au détriment duquel elle est stipulée. L’appréciation du déséquilibre significatif ne porte ni sur la définition de l’objet du contrat ni sur l’adéquation du prix à la prestation. »
Nathalie PETRIGNET, Avocat associé, CMS - Bureau Francis Lefebvre Nathalie PETRIGNET