En 1980, les propriétaires d’une parcelle classée en emplacement réservé pour un espace vert en demandent l’acquisition par la commune dans le cadre de la procédure de délaissement. Les parties ne s’entendant pas sur le prix de vente, le juge de l’expropriation est saisi afin de fixer ce prix et de prononcer le transfert de propriété. Ce qui est fait.
En 2008, le terrain est revendu par la commune à une personne privée et un permis de construire est délivré en 2011. L’ayant droit des propriétaires d’origine engage alors une action en dommages-intérêts contre la commune.
Sans succès devant les juges du fond. La cour d’appel rappelle que, à la différence de l’expropriation, le droit de délaissement d’un emplacement réservé ne permet pas de solliciter la rétrocession du bien ou d’obtenir des dommages-intérêts en cas de rétrocession impossible. Après avoir constaté que les décisions ayant prononcé le transfert de propriété et fixé le prix ne faisaient nullement état d’une déclaration d’utilité publique et qu’aucun arrêté d’utilité publique de l’acquisition n’avait été pris, elle juge les dispositions du Code de l’expropriation sur la rétrocession inapplicables.
La Cour de cassation confirme ce point, mais casse l’arrêt pour violation du droit au respect des biens protégé par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Un bien faisant l’objet d’un délaissement reste un bien protégé par la Convention. L’absence de rétrocession et d’indemnisation consécutive à l’acquisition d’un bien classé en emplacement réservé, donc inconstructible, puis sa revente en tant que terrain constructible constitue une ingérence dans l’exercice de ce droit. Cette ingérence, fondée sur des textes clairs et accessibles, est justifiée par le but légitime visant à permettre à la personne publique de disposer, sans contrainte de délai, dans l’intérêt général, d’un bien dont son propriétaire a exigé qu’elle l’achète. Mais cette ingérence doit ménager un juste équilibre entre les exigences de l’intérêt général et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux et, en particulier, être proportionnée au but légitime poursuivi. En l’espèce, le terrain, délaissé pour environ 122 000 €, a vu son affectation d’intérêt général en tant qu’espace vert non maintenue par la commune, qui a modifié les règles d’urbanisme pour le rendre constructible et le revendre à une personne privée pour 5 320 000 €. En dépit du délai de plus de 25 ans séparant les deux transactions, la mesure contestée porte une atteinte excessive au droit au respect des biens au regard du but légitime poursuivi. La cour d’appel ne pouvait donc pas rejeter la demande en paiement de dommages-intérêts.
À noter : 1. Cet arrêt, didactique, préfigure en partie le nouveau mode de rédaction des décisions adopté par la Cour de cassation. Les Hauts Magistrats déroulent les unes après les autres les conditions d’application du principe de l’atteinte excessive au droit au respect des biens et de son contrôle de proportionnalité.
2. Dans un autre moyen de son pourvoi, l’ayant droit des propriétaires soutenait que les dispositions du Code de l’expropriation prévoyant une rétrocession (et, en cas de rétrocession impossible, une indemnisation) pouvaient s’appliquer à son cas. Avant de rejeter comme non fondé le moyen (en l’absence de toute trace de déclaration d’utilité publique ou d’arrêté d’utilité publique), la Cour de cassation récapitule dans sa décision les textes et sa jurisprudence en la matière. Ainsi rappelle-t-elle que la loi prévoit expressément un droit de rétrocession en cas d’expropriation, mais pas en cas de délaissement. En cas de délaissement, le propriétaire ne peut pas demander la rétrocession du bien sur le fondement du Code de l’expropriation, même si le juge de l’expropriation a donné acte de l’accord des parties sur le prix et prononcé le transfert de propriété (Cass. 3e civ. 26-3-2014 no 13-13.670 FS-PBR : BPIM 3/14 inf. 154). En matière d’expropriation, le droit de rétrocession est applicable en cas de cession amiable postérieure à la déclaration d’utilité publique ; il ne l’est pas en cas de cession antérieure, sauf si les cédants ont demandé au juge de l’expropriation de leur en donner acte (Cass. 3e civ. 24-9-2008 n° 07-13.972 FS-PB : Bull. civ. III no 138). Le droit de rétrocession est également applicable en cas de cession amiable postérieure à une DUP prise en application de l’ancien article 1042 du CGI dans sa rédaction antérieure à la loi du 29 décembre 1982 – disposition permettant aux collectivités de bénéficier notamment d’une exemption des droits de mutation – (Cass. 3e civ. 17-6-2009 n° 07-21.589 : Bull. civ. III no 146).
Pour en savoir plus sur cette question : voir Mémento Urbanisme - Construction, n°s 3180, 38650 et 26000.