Sauf abus, le salarié jouit dans l’entreprise et en dehors de celle-ci de sa liberté d’expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (Cass. soc. 22-6-2004 n° 02-42.446 F-P). La liberté d’expression étant une liberté fondamentale du salarié, toute sanction illégitime est nulle (Cass. soc. 16-2-2022 n° 19-17.871 FS-B).
Le salarié ne doit toutefois pas abuser de cette liberté en tenant des propos injurieux, diffamatoires ou excessifs (Cass. soc. 27-3-2013 n° 11-19.734 FS-PB).
Illustration dans cette affaire soumise à la Cour de cassation.
Un humoriste aux propos déplacés
Un humoriste engagé par contrat à durée déterminée pour animer une émission de télévision est invité sur une chaîne concurrente pour promouvoir son spectacle. En fin d’émission, il s’exprime de la façon suivante : « Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : les gars, vous savez c'qu'on dit à une femme qu'a déjà les deux yeux au beurre noir ? – Elle est terrible celle-là ! – On lui dit plus rien, on vient déjà d'lui expliquer deux fois ! » Cette intervention a suscité un tollé dans les médias et une vive polémique.
Manifestement satisfait de ces réactions, le salarié réitère ce type de propos sur le plateau de l’émission qu’il anime. Il est mis à pied par la chaîne qui l’emploie. Son contrat de travail est ensuite rompu pour faute grave.
Le conseil des prud’hommes puis la cour d’appel ont validé le licenciement du salarié. Ce dernier s’est alors pourvu en cassation, estimant qu’il n’avait commis aucun abus de sa liberté d’expression en formulant « un trait d’humour provocant, a fortiori lorsqu’il le fait en sa qualité d’humoriste ».
Une méthodologie judiciaire en deux temps
La décision de la Cour de cassation sur cette affaire médiatique, qui met en balance liberté d’expression du salarié et « humour », était attendue. Les juges ont donc pris soin de rendre une décision argumentée, dont la rédaction traduit la vocation pédagogique, et d’assortir celle-ci d’un communiqué de presse expliquant le raisonnement suivi.
Pour débouter le salarié de ses demandes et donner raison à l’employeur, la Cour appuie son raisonnement sur l’article 10 de la convention européenne des droits de l’Homme, qui garantit la liberté d’expression, ainsi que sur l’article L 1121-1 du Code du travail.
Les juges rappellent, en premier lieu, le principe selon lequel la rupture du contrat de travail motivée par les propos tenus par un salarié constitue une ingérence manifeste de l'employeur dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression.
Mais un tempérament à ce principe est apporté. Il appartient en effet aux juges du fond saisis du litige de vérifier si, concrètement, une telle ingérence était nécessaire « dans une société démocratique ». Pour ce faire, la Cour de cassation retient trois critères cumulatifs :
la nécessité de la mesure au regard du but poursuivi ;
son adéquation ;
son caractère proportionné à cet objectif.
A noter :
La méthodologie retenue par la Cour de cassation en matière de contrôle de l’abus de la liberté d’expression est classique, et conforme à sa jurisprudence : contrôle de l'abus du salarié, en premier lieu, puis contrôle de la nécessité et de la proportionnalité de la sanction prise par l'employeur (voir par exemple Cass. soc. 28-4-2011 n° 10-30.107 F-PB).
La rédaction retenue ici est proche de celle adoptée par la Cour européenne des droits de l’Homme, qui a récemment défini les règles de contrôle par les juges de la caractérisation ou non de l’ingérence de l’employeur et de l’existence ou non de l’abus de la liberté d’expression (CEDH 15-6-2021 n° 35786/19).
On notera enfin que la Cour de cassation s’appuyait jusqu’à présent notamment sur l’existence de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs pour qualifier l’abus (par exemple, dans Cass. soc. 30-10-2002 n° 00-40.868 F-D). Cette motivation est absente de l’arrêt alors qu’elle aurait pu tout à fait y trouver sa place.
La caractérisation de l’abus s’appuie sur différents critères mis en balance
La Cour de cassation valide ensuite la démarche des juges du fond qui ont mis en balance divers intérêts et les ont appréciés in concreto. Ont ainsi été examinés :
les obligations contractuelles liant le salarié à son employeur ;
la qualité ou la nature de l’employeur ;
le contexte dans lequel s’inscrivent ces propos, tant au plan médiatique qu’en ce qui concerne les temps et lieu dans lesquels ils ont été tenus ;
le comportement du salarié par la suite.
Les obligations contractuelles du salarié et la qualité de l’employeur
Le premier argument retenu par la Cour de cassation et qui revêt un caractère prédominant dans la motivation de l’arrêt repose sur l’existence d’obligations contractuelles du salarié lui imposant un cadre strict pour l’exercice de sa liberté d’expression. La Haute Juridiction relève ainsi le constat de la cour d’appel en ce sens :
– une clause du contrat de travail engageait l’animateur à respecter un cahier des missions et des charges ainsi qu’une charte énonçant le principe de respect des droits de la personne et refusant toute complaisance à l’égard de propos exposant une personne ou un groupe de personnes au mépris ou à la haine, notamment pour des motifs liés au sexe ;
– une autre clause de son contrat énonçait que toute atteinte à ce principe à l’antenne ou sur d’autres médias constituerait une faute grave.
Les juges du fond ont également pris en compte le fait que le salarié travaillait pour une chaîne publique de télévision.
Le contexte dans lequel s’inscrivent les propos
Un autre facteur pris en compte par les juges du fond et approuvé par la Cour de cassation tient au contexte dans lequel le salarié s’est exprimé. Les propos du salarié ont en effet été tenus :
– alors que l’actualité médiatique était mobilisée autour de la révélation de faits ayant entraîné la libération de paroles de femmes autour des mouvements #metoo ou #balancetonporc ;
– en direct et à une heure de grande écoute ;
– dans un calendrier politique puisque le Président de la République venait de faire des annonces en matière de lutte contre les violences faites aux femmes.
La réitération des propos litigieux
Enfin, par la suite, le salarié s’était vanté du « buzz » provoqué par son « trait d’humour » auprès de ses collègues et a réitéré des propos allant dans le même sens, malgré la mise en garde de l’employeur.
Une approche multicritères répondant à un but légitime
Partant de ce constat multicritères des juges du fond, la Cour confirme que le licenciement, fondé sur une violation par le salarié d’une clause de son contrat de travail d’animateur, poursuivait un but légitime et était donc justifié.
A noter :
Le licenciement du salarié est justifié, en premier lieu, par le manquement du salarié à ses obligations contractuelles. C’est ce qui ressort, également, du communiqué de presse de la Cour de cassation qui indique qu’elle ne « juge pas qu’un humoriste n’a pas le droit de faire une telle « blague » à la télévision ». La Cour de cassation, dit-elle, s’est placée dans le cadre du contrat de travail.
La Cour de cassation précise par ailleurs le « but légitime » des restrictions apportées à la liberté d’expression du salarié en l’espèce : lutter contre les discriminations à raison du sexe et contre les violences domestiques et protéger la réputation et les droits de l’employeur.
Ainsi, dans un premier temps, la Cour de cassation conclut à la nécessité et à l’adéquation de la mesure décidée par l’employeur – c’est-à-dire la rupture du contrat de travail du salarié qu’elle valide.
La Cour de cassation répond ensuite à la question du caractère proportionné de l’atteinte portée par l’employeur à la liberté d’expression du salarié par rapport au but légitime poursuivi. Pour ce faire, elle analyse l’impact potentiel des propos réitérés du salarié. Elle relève ainsi que ces derniers :
ont entraîné une banalisation des violences à l’égard des femmes ;
peuvent porter atteinte aux intérêts commerciaux de l’employeur.
A noter :
Pour apprécier le caractère proportionné de la mesure de licenciement, la Cour de cassation semble plutôt prendre en compte, cette fois, le contexte dans lequel les propos ont été tenus.
La répétition de l’attitude désobligeante du salarié vis-à-vis des femmes semble également avoir joué en sa défaveur.
Dans son communiqué de presse, la Cour de cassation note ainsi que, « au regard des clauses prévues dans le contrat de travail et des circonstances, concernant tant le salarié que l’employeur, qui ont entouré cette « blague », la rupture du contrat de travail ne constituait pas une atteinte disproportionnée à la liberté d’expression du salarié ».
Documents et liens associés
Cass. soc. 20-4-2022 n° 20-10.852 FS-B, M. T. c/ Sté Satisfy