Le licenciement fondé partiellement sur un abus non avéré de la liberté d’expression est nul
Cass. soc. 29-6-2022 n° 20-16.060 FS-B, Sté Tereos participations c/ M. B.
Sauf abus, le salarié jouit, dans l'entreprise et en dehors de celle-ci, de sa liberté d'expression à laquelle seules des restrictions justifiées par la nature de la tâche à accomplir et proportionnées au but recherché peuvent être apportées (jurisprudence constante, notamment Cass. soc. 22-6-2004 n° 02-42.446 F-P).
Dès lors qu'il n'y a pas eu abus de sa liberté d'expression par le salarié, le licenciement pris pour ce motif est nul en application de l'article L 1121-1 du Code du travail et l'article 10, § 1 de la convention de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (Cass. soc. 16-2-2022 n° 19-17.871 FS-B). Ce principe est conforme à l'article L 1235-3-1 du Code du travail, issu de l'ordonnance 2017-1387 du 22 septembre 2017, qui prévoit expressément la nullité de tout licenciement prononcé en violation d'une liberté ou d'un droit fondamental, la liberté d’expression étant considérée comme telle.
L’arrêt du 29 juin 2022 permet à la Cour de cassation de rappeler ces principes, et de préciser leur portée lorsque plusieurs griefs sont invoqués dans la lettre de licenciement d’un salarié dont l’un est relatif à un abus de la liberté d’expression.
Un salarié critique la politique de sécurité de son entreprise
Un salarié, engagé en qualité d’ingénieur adjoint au directeur technique, est licencié pour faute grave, après avoir émis, selon son employeur, « des accusations graves sur de possibles faits de corruption et des manquements aux règles de sécurité, mettant en cause son supérieur hiérarchique » ainsi que le groupe dans son ensemble.
Le salarié, au contraire, estime qu’il n’a pas abusé de sa liberté d’expression et que son licenciement est nul.
L’abus de la liberté d’expression n’est pas retenu
La Cour de cassation, s’appuyant sur les constats des juges du fond, relève que le salarié n’a pas abusé de sa liberté d’expression. En effet :
la lettre adressée par le salarié au président du directoire du groupe, pour dénoncer la gestion désastreuse de la filiale au plan économique et financier et en raison d'infractions à la législation sur le droit du travail, faisait suite à l'absence de réaction de sa hiérarchie qu'il avait alertée sur ces difficultés ;
le salarié n’a pas employé de termes injurieux, excessifs ou diffamatoires à l’encontre de son employeur.
En conséquence, conformément à l’arrêt précité du 16 février 2022, le licenciement est nul pour avoir été prononcé en violation d’une liberté fondamentale du salarié.
Une application de la théorie du « motif contaminant »
Le cœur de la décision ne se trouvait toutefois pas dans la recherche de l’existence ou non d’un abus de la liberté d’expression, mais plutôt dans les conséquences pour l’employeur qui invoque plusieurs motifs à l’appui du licenciement, dont un susceptible de justifier l’annulation de la rupture.
La lettre de licenciement articulait en effet 3 griefs à l’encontre du salarié.
Après avoir écarté le motif illicite relatif à la violation de la liberté d’expression, les juges du fond devaient-ils apprécier la légitimité des autres griefs et, le cas échéant, quelles conséquences pouvaient-ils en tirer ?
A noter :
Une lettre de licenciement peut en effet comporter plusieurs griefs. Dans ce cas, le juge doit en principe examiner tous les motifs invoqués, qui fixent la limite du litige (Cass. soc. 5-7-2000 n° 98-43.521 F-D). La rupture peut être jugée légitime, même si l’un des motifs est jugé non réel ni sérieux (voir par exemple Cass. soc. 12-1-2005 n° 02-47.323 F-D).
Dans un attendu de principe, la Cour de cassation affirme que le caractère illicite du motif du licenciement prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement.
Ainsi, en présence d’un motif justifiant la nullité du licenciement, les juges du fond n’ont pas à examiner les autres griefs articulés par l’employeur, et ce même s’ils auraient été susceptibles de constituer une cause réelle et sérieuse de licenciement.
A noter :
La Haute juridiction applique ainsi le principe du « motif contaminant » qui, selon l’avocate générale à la Cour de cassation, Mme Laulom, « veut que lorsque l’illicéité d’un motif rend le licenciement nul, celui-ci « contamine » les autres motifs qui ne pourront justifier le licenciement » (conclusions publiées sur le site de la Cour de cassation).
Si c’est la première fois qu’elle applique ce principe à la violation de la liberté d’expression, la chambre sociale de la Cour de cassation l’a déjà retenu dans d’autres domaines : par exemple, en matière de harcèlement moral (Cass. soc. 10-3-2009 n° 07-44.092 FP-PBR ; Cass. soc. 13-2-2013 n° 11-28.339 F-D) ou en cas de violation du droit du salarié d’exercer une action en justice, y compris lorsqu’une telle action est seulement envisagée (Cass. soc. 3-2-2016 n° 14-18.600 FS-PB ; Cass. soc. 21-11-2018 n° 17-11.122 FS-PB).
Signalons, enfin, que depuis le 24 septembre 2017, l’article L 1235-2-1 du Code du travail prévoit que lorsque l'un des griefs reprochés au salarié porte atteinte à une liberté fondamentale, la nullité encourue de la rupture ne dispense pas le juge d'examiner l'ensemble des griefs énoncés, pour en tenir compte, le cas échéant, dans l'évaluation qu'il fait de l'indemnité à allouer au salarié. En tout état de cause, celle-ci ne pourra pas être inférieure aux 6 derniers mois de salaire (C. trav. art. L 1235-3-1). Mais en l’espèce, ce texte n’était pas encore applicable aux faits.
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