Dans quelle mesure un management nuisant à la santé des subordonnés peut-il fonder le licenciement pour faute grave de son auteur ? Dans deux arrêts rendus le 14 février 2024, la chambre sociale de la Cour de cassation rappelle que ce type de comportement justifie un licenciement pour faute grave, sans qu’il soit exigé que des agissements de harcèlement moral soient caractérisés.
Un mode de gestion provoquant un mal-être généralisé
Dans la première affaire (pourvoi n° 22-14.385), une association gestionnaire d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes avait licencié pour faute grave une directrice d’établissement, 6 ans après son embauche, après avoir reçu à quelques jours d’intervalle un courrier de délégués du personnel signé par 35 salariés sur 60, 2 attestations de délégués et 4 courriers de salariés dénonçant les méthodes de gestion de l’intéressée qui avaient causé la démission d’au moins 2 salariées, le placement en arrêt de travail d’une autre ainsi qu’un mal-être et une souffrance de la majorité du personnel.
La directrice ayant contesté la rupture du contrat de travail, la cour d’appel lui avait donné raison en jugeant son licenciement sans cause réelle et sérieuse. Les juges du fond avaient en effet relevé que l’employeur avait reçu les premiers courriers de dénonciation le 23 octobre 2014 mais n’avait engagé la procédure de licenciement que le 24 novembre 2014, sans avoir engagé d’enquête interne pour vérifier que les faits rapportés étaient effectivement constitutifs de harcèlement moral imputables à la directrice. Ils avaient également estimé que les courriers et attestations du personnel faisaient état d’une attitude générale et d’événements non datés, et non de faits précis et circonstanciés et que la dénonciation d’un climat de travail tendu, de conditions et de relations de travail effectivement difficiles et heurtées ne pouvait valoir qualification de harcèlement moral, pas plus que les décisions de la directrice quant à l’affectation des salariées, la surcharge de travail ou la situation de tension voire de stress ou de contrariété, même intense.
L’arrêt de la cour d’appel est cassé par la Cour de cassation, qui énonce que, ayant constaté la pratique par la directrice d’un mode de gestion inapproprié de nature à impressionner et nuire à la santé de ses subordonnés, qui était de nature à caractériser un comportement rendant impossible son maintien dans l’entreprise, la cour d’appel ne pouvait pas juger que son licenciement ne reposait ni sur une faute grave, ni sur une cause réelle et sérieuse.
A noter :
Le raisonnement des juges du fond tendant à conditionner la faute grave à la caractérisation d’une situation de harcèlement moral est censuré, indiquant que la question des atteintes à la santé des salariés dépasse la sphère du harcèlement moral. En effet, l’employeur est tenu par une obligation de prévention des risques professionnels, résultant de l’article L 4121-1 du Code du travail, qui est distincte de la prohibition des agissements de harcèlement moral instituée par l’article L 1152-1 du même Code et ne se confond pas avec elle (Cass. soc. 6-12-2017 n° 16-10.885 FS-D).
La solution rejoint plusieurs arrêts récents dans lesquels la Haute Juridiction a jugé que constituent une faute grave un management de nature à impressionner et nuire à la santé des subordonnés (Cass. soc. 8-2-2023 n° 21-11.535 F-D) ainsi que des propos blessants à connotation raciste et sexiste, tenus par un salarié vis-à-vis de ses subordonnés les plus vulnérables, de nature à les impressionner et à nuire à leur santé (Cass. soc. 8-11-2023 n° 22-19.049 F-D). Ces arrêts confirment que, si la chambre sociale n’exerce en principe qu’un contrôle léger de la faute grave, elle se réserve la possibilité de considérer certains comportements comme constitutifs d’une telle faute, notamment lorsque la santé et/ou la dignité des salariés est en cause.
Un comportement inadapté et harcelant
Dans le deuxième arrêt rendu le 14 février 2024 (pourvoi n° 22-23.620), la Cour de cassation approuve les juges du fond ayant débouté une salariée contestant son licenciement pour faute grave. Dans cette affaire, il était établi, après une enquête interne de l’employeur fondée sur le témoignage de 5 salariés et de 2 membres du CHSCT, que la salariée concernée avait adopté un comportement se manifestant par des critiques, des moqueries, de la violence verbale et physique, une déstabilisation dans les relations professionnelles et une forme de manipulation allant au-delà de simples plaisanteries entre collègues, source de souffrance au travail.
Le pourvoi de l’intéressée faisait valoir, notamment, que le harcèlement moral à l’égard de victimes précises n’était pas caractérisé. Mais pour la Cour de cassation, la cour d’appel a pu déduire que le comportement inadapté et harcelant de la salariée caractérisait une faute grave, nonobstant son ancienneté importante et l’absence d’antécédents disciplinaires dans l’entreprise.
Documents et liens associés
Cass. soc. 14-2-2024 n° 22-14.385 F-D ; Cass. soc. 14-2-2024 n° 22-23.620 F-D