Praticiens et universitaires s’interrogent sur ce que doit-être la formation des juristes et ce que sera leur pratique dans les prochaines années. L’association Open Law ainsi que le Cercle Dalloz s’en sont fait l’écho en organisant respectivement des conférences les 6 et 7 décembre derniers, manifestations au cours desquelles les intervenants se sont entendus sur la nécessité de revoir la formation des juristes.
Lors de la conférence organisée par le Cercle Dalloz, Christophe Jamin, directeur de l’École de Droit de Sciences Po, a parlé de « crise » de la formation juridique. Selon lui, elle s’expliquerait, notamment, par une accumulation d’événements : déréglementation de certaines professions qui déstabilise leur exercice ; apparition des Legaltech qui bouleversent les monopoles, accroissent la concurrence et répondent à de nouvelles exigences de la clientèle ; évolution des modes d’organisation et de fonctionnement des structures d’exercice (recours aux nouvelles technologies, externalisation de certaines tâches, apparition de nouveaux métiers plus opérationnels au sein des entreprises) qui changent la donne.
Christophe Jamin précise que les juristes d’entreprise doivent être « des opérationnels parmi les opérationnels ». Les directeurs juridiques ne cherchent plus « d’excellents techniciens, à rebours de ce qui se passe chez les avocats ou chez les notaires, mais sont à la recherche de profils capables d’être des chefs de projets, de parler à d’autres professionnels de l’entreprise mais aussi à des acteurs étrangers ».
Au cours de la table ronde conduite par l’association Open law, Aubépine Meunié, directrice des programmes de l’école HEAD, n’hésite pas à parler de « juriste augmenté », autrement dit un juriste doté d’une « intelligence humaine amplifiée » pour faire face aux nouveaux enjeux. Le constat est unanime : les connaissances juridiques ne suffisent plus, le juriste doit avoir des compétences en business/gestion de projet, en langues étrangères et en technologies.
Jérôme Rusak, associé au sein du cabinet de conseil Day One Consulting, synthétise le propos par le signe LBBD, soit :
- « Legal (éthique & conformité, Data Privacy, Lobbying, affaires publiques…) ;
- Business (géopolitique, économie, finance, comptabilité…) ;
- Behavioral (gestion de projet, management, communication interpersonnelle, communication interculturelle…) ;
- Digital (statistiques, outils IT – d’Excel aux solutions ELM – Soft Artificial Intelligence – algorithmes, arbres de décision – … » (voir l’Etude sur l’employabilité du directeur juridique réalisée pour le Cercle Montesquieu, mars 2017).
Côté recruteur, Arnaud de Bonneville, partner du cabinet de recrutement Tillerman Executive Search, confirme la tendance. Pour garantir pleinement son employabilité, un juriste d’entreprise doit d’ores et déjà être doté d’ « une capacité à vulgariser le droit mais aussi être un véritable business partner qui permet à son entreprise de signer ses contrats de manière sécurisée ». « Ces dernières années, ajoute-t-il, on voit de plus en plus de poste avec des intitulés anglo-saxons. Depuis un certain temps, les postes émergents sont les juristes en droit social parlant anglais, les juristes IT [Ndlr : IT pour technologie de l’information], cloud et plus particulièrement données personnelles, les postes en compliance aussi. Les fiscalistes et les juristes M&A [Ndlr: pour fusions et acquisitions] sont toujours en vogue. »
Enfin, le Baromètre des juristes d’entreprise 2017 (étude réalisée par IPSOS pour l’AFJE, le Cercle Montesquieu, Legal Suite et l’Ecole de droit et management de Paris II), atteste de la mutation et de l’expansion de la profession de juriste d’entreprise. Même si le droit des contrats reste l’activité principale pour 77% des personnes interrogées, « les juristes ont de plus en plus de compétences qui se développent au fur et à mesure de leur carrière (compliance, protection des données personnelles, devoir de vigilance, etc.) », précise Marc Mossé, Senior Director Government Affair, Associate General Counsel, Microsoft, Vice-président de l’AFJE. Aux Etats-Unis, existe la profession de Legal Operations Manager : « des juristes qui ont un goût pour la digitalisation, l’organisation et les process. Ils sont en charge de tous les éléments facilitateurs de la performance juridique », souligne Patrick Deleau, président-fondateur de Legal Suite.
Pour autant, faudra-t-il des ingénieurs-juristes ou des juristes-ingénieurs dans les entreprises ? Selon Marc Mossé : « il y aurait sans doute besoin de juristes qui ont des compétences techniques, capables de comprendre l’environnement digital dans lequel ils évoluent ».
Autant de constats qui interrogent sur les méthodes actuelles d’enseignement (université/école professionnelle, cours magistraux, cliniques du droit, pédagogie inversée, recours aux nouvelles technologies, durée des études, langues d’enseignement et enseignement des langues, etc.).
Jean Gasnault, trésorier de l’association Open Law et consultant gérant de La Loi des Ours, précise que « 50 % des métiers du droit de demain n’existent pas encore ».
En guise de conclusion, reprenons celle par laquelle le professeur Jamin a clôturé son intervention : « Pour ce qui est de l’avenir, il ne s’agit pas de le prévoir, mais de le rendre possible » (Saint-Exupéry, Citadelle, 1949).
Audrey TABUTEAU