Dans un arrêt très attendu, la chambre sociale de la Cour de cassation se prononce sur la légitimité du licenciement d’une salariée, ingénieur d’études, à qui l’employeur reprochait son refus d’ôter son foulard islamique malgré les plaintes d’un client auprès duquel elle effectuait des interventions. Pour ce faire, elle tient compte des enseignements de deux arrêts de la CJUE du 14 mars 2017, dont l’un répondait à la question préjudicielle posée par la Haute Juridiction française dans la présente affaire (Cass. soc. 9-4-2015 n° 13-19.855 FS-PBI ; CJUE 14-3-2017 aff. 157/15 et 188/15).
Allant plus loin que ne l’exigeait le strict cadre du litige, la Cour de cassation fait le point sur les règles applicables en droit français, à la lumière de la jurisprudence européenne. Elle délivre presque un mode d’emploià destination des entreprises privées n’assurant pas une mission de service public et souhaitant encadrer le port de signes religieux par leurs salariés.
L’arrêt est rendu au visa des textes :
- du Code du travail sur la protection des libertés individuelles et collectives (C. trav. art. L 1121-1), l’interdiction des discriminations (C. trav. art. L 1132-1 et L 1133-1), et le contenu du règlement intérieur (C. trav. art. L 1321-3, l’article L 1321-2-1 issu de la loi Travail du 8-8-2016 relatif aux clauses de neutralité n’étant pas applicable au cas d’espèce) ;
- européens relatifs à protection de la liberté fondamentale de conscience et de religion (Conv. EDH art. 9) et à l’égalité de traitement au travail (Directive 2000/78 du 27-11-2000, art. 2 § 2et 4 § 1).
La présente solution ne remet pas en cause l’obligation de neutralité applicable par principe aux entreprises de droit privé assurant la gestion d’un service public, laquelle résulte du principe constitutionnel de laïcité de l’Etat, règle déjà dégagée par la Cour de cassation (Cass. soc. 19-3-2013 n° 12-11.690 FS-PBRI) et confortée par la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH 26-11-2015 n° 64846/11).
Une clause de neutralité peut être prévue par le règlement intérieur...
La Cour de cassation commence par affirmer que l’employeur a pour mission de faire respecter dans l’entreprise l’ensemble des libertés et droits fondamentaux des salariés. Dans ce cadre, il peut prévoir, soit dans le règlement intérieur de l’entreprise, soit dans une note de service soumise aux mêmes dispositions que celui-ci (en application de l’article L 1321-5 du Code du travail), une clause de neutralité interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, à condition que cette clause soit générale et indifférenciée.
Si la CJUE admet qu’une règle interne à l’entreprise puisse imposer une obligation de neutralité générale aux salariés sans constituer une discrimination directe, la Cour de cassation précise ici qu’en droit français, une telle règle doit être inscrite dans le règlement intérieur ou une note de service équivalente, s’agissant d’une mesure relevant de la discipline dans l’entreprise.
La note explicative de l’arrêt, diffusée sur le site internet de la Cour de cassation, ajoute même que l’insertion d’une clause de neutralité dans une charte d’éthique négociée dans l’entreprise n’a pas de force obligatoire et ne saurait fonder un licenciement disciplinaire du salarié en cas de non-respect.
A noter : l’article L 1321-2-1 du Code du travail, inapplicable dans la présente espèce car créé par la loi Travail 2016-1088 du 8-8-2016, prévoit dans le même sens que le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l'exercice d'autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l'entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché. La compatibilité de ce texte avec le droit européen est implicitement validée par le présent arrêt.
... mais doit être limitée aux salariés au contact de la clientèle
La Cour de cassation indique qu’une telle obligation de neutralité dans l’entreprise doit être générale et indifférenciée, et n’être appliquée qu’aux salariés se trouvant en contact avec les clients.
La Cour de cassation restreint ici considérablement le champ d’application de clauses de neutralité politique, philosophique ou religieuse, car elle ne semble pas prévoir d’autre hypothèse d’application.
Quelle que soit la rédaction de la clause, y compris si elle est très générale, elle devrait être inopposable aux salariés sans contact avec la clientèle.
La formulation adoptée par la Haute Juridiction paraît ne pas exiger pour la validité d’une clause de neutralité que celle-ci précise expressément les limites de son champ d’application, privilégiant une appréciation concrète de l’application qui en est faite.
En cela, la solution s’inscrit dans la lignée de l’arrêt de l’assemblée plénière de la Cour de cassation rendu dans l’affaire Baby-Loup à propos d’une clause de neutralité générale mais qui, en pratique, s’appliquait dans le cadre des contacts avec le public, s’agissant d’une petite structure où tous les salariés étaient en contact avec lui (Cass. ass. plén. 25-6-2014 n° 13-28.369 PBRI).
Le salarié refuse : l’employeur doit essayer de le reclasser
Si un salarié refuse de se conformer à une clause de neutralité dans le cadre de ses contacts avec la clientèle, l’employeur doit rechercher s’il est possible de lui proposer un poste de travail sans contact visuel avec ces clients, plutôt que de procéder à un licenciement.
La Cour précise, comme la CJUE, que l’employeur tient compte des contraintes inhérentes à l’entreprise, et que celle-ci n’a pas à subir une charge supplémentaire.
En cas de litige consécutif à un licenciement, l’employeur devra donc établir qu’il a procédé à cette recherche de reclassement, et qu’elle s’est avérée impossible, par exemple lorsqu’en raison de l’effectif ou de l’activité de l’entreprise, tous les postes de travail impliquent un contact visuel avec la clientèle.A défaut d’une telle recherche, le licenciement motivé par le refus du salarié pourrait être considéré comme une mesure disproportionnée et jugé discriminatoire.
A notre avis : une telle obligation de reclassement, qui répond à l’exigence de nécessité et de proportionnalité des restrictions apportées à une liberté fondamentale des salariés, ne relève pas d'une logique disciplinaire. On peut dès lors se demander si, bien que l’obligation de neutralité soit inscrite dans le règlement intérieur et ait une visée disciplinaire, le licenciement motivé par le refus d'une salariée d’ôter un foulard et l’impossibilité pour l’employeur de lui éviter un contact visuel avec la clientèle a toujours une nature disciplinaire. Un tel refus peut-il encore être considéré comme fautif ou bien doit-il plutôt relever du trouble objectif causé à l’entreprise ?
En l’absence de clause de neutralité, le licenciement est discriminatoire
En l’espèce, au vu des constatations de la cour d’appel, aucune obligation de neutralité générale n’était prévue ni par le règlement intérieur, ni par une note de service.
L’interdiction du port de signe religieux résultait seulement d’un ordre oral adressé à une seule salariée et visant un signe religieux déterminé, le foulard islamique. En application des préceptes dégagés par la CJUE, dans cette hypothèse seule une exigence professionnelle essentielle et déterminante peut légitimer une telle interdiction. Or, la volonté de l’employeur de tenir compte du souhait d’un client de ne pas voir de voile ne saurait en aucun cas constituer une telle exigence. En pratique, seul un impératif d’hygiène et de sécurité devrait pouvoir répondre à cette condition.
Par conséquent, la Cour de cassation décide, conformément à la position de la CJUE, que le licenciement motivé par le refus de la salariée d’ôter son voile en raison du souhait de la clientèle constitue une discrimination directement fondée sur ses convictions religieuses.
L’arrêt de la cour d’appel de Paris qui avait jugé le licenciement justifié est donc cassé, suivant l’avis en ce sens de l’avocat général.
En raison de la jurisprudence de la CJUE, une solution différente était difficilement envisageable.
Pour en savoir plus sur l'obligation pour l'employeur de respecter les droits et liberté du salarié, voir Mémento Social nos 17025 s.