Quelques années après sa nomination, qui avait été régulièrement publiée, le gérant d'une société civile conclut au nom de celle-ci un contrat par lequel la société donne en location à un tiers des biens lui appartenant. Il apparaît que la signature figurant sur le procès-verbal de l'assemblée générale ayant désigné le gérant de la société a été contrefaite. Représentée par un autre gérant, celle-ci demande l'expulsion du locataire au motif que le bail n'a pas été conclu par une personne habilitée à la représenter.
La question suivante a été posée aux juges : la publication régulière de la nomination du gérant fait-elle obstacle à ce que la société puisse se soustraire au bail conclu ? En effet, aux termes de l'article 1846-2 du Code civil, applicable aux sociétés civiles, ni la société ni les tiers ne peuvent se soustraire à leurs engagements en se prévalant d'une irrégularité dans la nomination des gérants ou dans la cessation de leur fonction, dès lors que ces décisions ont été régulièrement publiées.
Après avoir sollicité l'avis de la chambre commerciale, la 3e chambre civile de la Cour de cassation a répondu à cette question en deux temps.
Une décision de nomination falsifiée n'est pas inexistante...
La société faisait valoir que la falsification de la décision de nomination du gérant la rendait inexistante et non simplement irrégulière, ce dont il résultait que sa publication ne saurait empêcher la société de se prévaloir de ce faux pour se soustraire au bail.
La Cour de cassation écarte l'argument fondé sur l'inexistence de la décision de nomination, en relevant, d'une part, que la finalité de l'article 1846-2 du Code civil est d'assurer la protection des tiers, lesquels ne peuvent s'assurer de la régularité d'une nomination d'un gérant de société civile qu'au moyen des mesures de publicité légale et, d'autre part, que ce texte ne fait aucune différence selon la nature des irrégularités qui entachent la nomination du gérant.
Elle ajoute que la société et ses associés peuvent demander l'annulation des délibérations prises dans des conditions irrégulières, de sorte qu'il leur appartient de vérifier les informations publiées sur l'identité des représentants et d'en demander la rectification lorsqu'elles sont inexactes.
Pour ces raisons, considérer comme inexistante la nomination d'un gérant intervenue sur la base d'un procès-verbal d'assemblée générale contrefait conduirait à autoriser la société à contester des actes conclus en son nom par un gérant dont la nomination a été publiée, ce qui priverait d'effet utile la finalité de l'article 1846-2 du Code civil. Il en résulte que la contrefaçon d'un procès-verbal de nomination d'un gérant de société n'a pas pour effet de rendre cette nomination inexistante et, par application de ce texte, lorsque cette nomination a été publiée, la société ne peut pas se prévaloir de son irrégularité pour contester les engagements pris en son nom par les personnes ainsi nommées.
... mais les effets attachés à sa publication sont neutralisés en cas de collusion frauduleuse
La société reprochait à la cour d'appel de ne pas avoir recherché si le faux procès-verbal n'était pas constitutif d'une fraude de nature à écarter les effets attachés à la publication de la nomination.
Autrement dit, faut-il écarter, en cas de fraude, la règle de l'inopposabilité des irrégularités d'une nomination de gérant publiée alors que le texte de l'article 1846-2 du Code civil ne le prévoit pas ?
La Cour de cassation juge que seule l'existence d'une collusion frauduleuse entre le gérant nommé et le tiers est de nature à priver d'effet l'opposabilité résultant de la publicité légale. Cette solution préserve la portée attachée à la publicité et n'en neutralise les effets que pour sanctionner les actes les plus graves commis au préjudice de la personne morale, lorsqu'ils procèdent de manœuvres concertées. La simple connaissance par le tiers cocontractant de l'irrégularité de la nomination ne suffit pas à écarter les effets de la publication de cette nomination.
En outre, précise-t-elle, le caractère frauduleux de la publication d'une nomination de gérant ne peut pas se déduire du seul caractère frauduleux de sa nomination, notamment lorsqu'elle résulte de la contrefaçon d'un procès-verbal d'assemblée générale.
En l'espèce, l'argument soulevé par la société était inopérant dès lors que le procès-verbal de nomination contrefait ne suffisait pas à démontrer à lui seul le caractère frauduleux de la publication de cette nomination et que la société bailleresse s'était bornée à dénoncer une fraude dans des termes généraux sans invoquer l'existence d'une collusion frauduleuse.
La Cour de cassation introduit pour la première fois une exception aux effets attachés à la publication de la nomination d'un dirigeant en cas de fraude. Cette exception sanctionne un détournement des règles de publicité légales afin d'empêcher que leur mise en œuvre ne porte pas atteinte aux intérêts de la société. La troisième chambre civile avait écarté, en cas de fraude, la règle fixant l'opposabilité aux tiers d'une cession de parts sociales au jour de son dépôt au RCS afin de reporter le point de départ du délai de prescription d'une action paulienne dirigée contre cette cession à la date à laquelle le créancier a effectivement eu connaissance de la cession (Cass. 3e civ. 12-11-2020 n° 19-17.156 FS-PBI, rendu au visa notamment du principe selon lequel la fraude corrompt tout).
L'exception ainsi consacrée est cependant enfermée dans des limites strictes. L'exigence d'une collusion frauduleuse suppose, à notre avis, de démontrer que le tiers cocontractant et le gérant irrégulièrement nommé se sont entendus au préalable pour publier la nomination irrégulière dans le but de conclure un contrat en fraude aux droits de la société. La preuve d'une telle entente devrait être difficile à apporter en pratique. Au cas particulier, la société aurait pu invoquer le fait que le dirigeant irrégulièrement nommé était également associé de la société à qui les baux litigieux avaient été consentis afin de démontrer une collusion frauduleuse.