Une société accepte un devis de 80 500 €, qu’elle paye, pour la fabrication spécifique et la pose d’armatures en acier en vue de la construction d’une plateforme logistique. Un mois plus tard, un nouveau devis est établi par le fabricant pour le même chantier mais pour des quantités et des prix différents. Soutenant que le contrat a été ainsi unilatéralement modifié, la société en demande la résiliation ainsi que la restitution des sommes versées. Le fabricant prend acte de l’annulation de la commande et retient sur les sommes versées une indemnité forfaitaire de 64 000 € en application des usages professionnels et des conditions générales établis par l’Association professionnelle des armaturiers (APA). La société fait valoir qu'elle n’est pas un professionnel de ce secteur d’activité, de sorte que ces usages ne lui sont pas opposables.
La Cour de cassation écarte l’argument (Cass. com. 4-10-2023 n° 22-15.685 F-B). Les usages élaborés par une profession ont vocation à régir, sauf convention contraire, non seulement les relations entre ses membres, mais aussi celles de ces derniers avec des personnes étrangères à cette profession dès lors qu'il est établi que celles-ci, en ayant eu connaissance, les ont acceptés.
Il résultait des éléments suivants que la société avait accepté que sa commande soit soumise aux usages professionnels et conditions générales des armaturiers :
bien que son objet social ne soit pas spécifique aux armatures, la société avait commandé personnellement 50 tonnes d'armatures après avoir pris connaissance d'un devis laissant expressément à sa charge des prestations techniques (traçage des axes, repiquage éventuel du béton et redressage des armatures après un éventuel repiquage, interventions sur les armatures de deuxième phase, de reprise ou sur élément préfabriqué), ce dont il ressortait que cette société disposait d'une compétence certaine en matière d'armatures ;
le devis initial et la facture pro forma rappelaient que le contrat était soumis aux usages professionnels et conditions générales des armaturiers et mentionnaient que ceux-ci ont été déposés au greffe du tribunal de commerce de Paris. La société, société commerciale immatriculée depuis 1991, disposant de dix établissements et réalisant un chiffre d'affaires important, savait comment consulter le document de l'APA et elle avait payé la facture sans avoir fait aucune observation sur la soumission du contrat à ces conditions générales.
A noter :
Un contrat oblige les parties non seulement à ce qui y est exprimé mais aussi aux suites que leur donne notamment l’usage (C. civ. art. 1194). Les usages commerciaux peuvent donc suppléer la volonté des parties et compléter le contrat, mais dans quelles conditions ?
Entre les professionnels exerçant dans un même secteur d’activité, les usages de ce dernier s’appliquent (Cass. com. 9-1-2001 n° 97-22.668 FP-P : RJDA 4/01 n° 406 ; Cass. com. 13-5-2003 n° 00-21.555 FS-P : RJDA 11/03 n° 1038 ; Cass. com. 17-1-2006 n° 04-10.865 F-D : RJDA 4/06 n° 368 som.), sauf clause contraire (Cass. com. 17-1-2006 précité). Il n’y a pas à rechercher si ces professionnels y ont consenti (notamment, Cass. com. 9-1-2001 précité ; Cass. com. 19-2-2002 n° 97-21.604 F-D), a fortiori quand ces usages ont été codifiés. La question de savoir si des professionnels relèvent du même secteur d’activité est appréciée au cas par cas et de manière concrète par les juges : cela a été admis pour un courtier en vin et un négociant-acheteur en vin (Cass. com. 13-5-2003 précité) ainsi que pour une société commercialisant des profilés aluminium et le concepteur de filières constituant l'outillage nécessaire à la fabrication de ces profilés (Cass. com. 9-1-2001 précité). En revanche ne relèvent pas du même secteur un industriel en alimentation pour le bétail et un commerçant en grains (Cass. com. 8-10-1956 n° 56-10.721 : Bull. civ. III n° 225) ni un courtier en vin et le bailleur de locaux utilisés pour l’élaboration et le stockage du vin (Cass. 3e civ. 15-10-2014 n° 12-28.767 FS-PB : Bull. civ. III n° 129).
Si le professionnel est totalement étranger au secteur régi par les usages, il convient de s’assurer qu’il a eu connaissance du contenu des usages et qu’il y a adhéré (Cass. com. 16-12-1997 n° 95-18.586 P : RJDA 4/98 n° 527 ; dans le même sens, Cass. com. 25-6-1973 n° 72-11.988 : Bull. civ. IV n° 217).
Dans l'affaire commentée, les deux professionnels n’étaient pas exactement de même spécialité, il fallait donc rechercher le consentement, serait-ce tacite, de la société cliente aux usages en cause, à l’instar de ce que prévoit l’article 1119 du Code civil pour les conditions générales, qui n’ont effet à l’égard de l’autre que si elles ont été portées à la connaissance de celle-ci et si elle les a acceptées. Toutefois, il est ici admis que, compte tenu de la familiarité manifeste de la société cliente avec le secteur concerné et de la compétence dont elle faisait preuve, il suffisait, pour caractériser son consentement, de relever que son cocontractant l'avait renvoyée à un document auquel elle pouvait se référer sans difficulté et sur l’existence duquel son attention avait été attirée.
Documents et liens associés :
Cass. com. 4-10-2023 n° 22-15.685 F-B, Sté Delisle c/ Sté d'armatures spéciales