L'article L 1152-2 du Code du travail institue une immunité au bénéfice du salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral, en interdisant notamment de le sanctionner ou de le licencier pour avoir témoigné de tels agissements ou les avoir relatés. Un licenciement prononcé pour un tel motif est nul de plein droit (C. trav. art. L 1152-3).
Selon une jurisprudence bien établie, la nullité est encourue sauf mauvaise foi du salarié (Cass. soc. 19-10-2011 n° 10-16.444 FS-PB ; Cass. soc. 7-2-2012 n° 10-18.035 FS-PBR ; Cass. soc. 10-6-2015 n° 13-25.554 FS-PB), ce qu'il revient à l'employeur de prouver. Et la mauvaise foi ne peut pas résulter de la seule circonstance que les faits allégués ne sont pas établis (Cass. soc. 10-3-2009 n° 07-44.092 FP-PBR ; Cass. soc. 13-2-2013 n° 11-28.339 F-D).
Toutefois, depuis 2017, la chambre sociale de la Cour de cassation juge qu'un salarié ayant dénoncé des agissements sans les qualifier lui-même expressément de harcèlement ne peut pas obtenir la nullité de son licenciement (Cass. soc. 13-9-2017 n° 15-23.045 FP-PB : FRS 18/17 inf. 4 p. 7 ; Cass. soc. 21-3-2018 n° 16-24.350 F-D).
Dans une décision très argumentée et qui fait l’objet d’une large diffusion, la Cour de cassation revient sur cette position en matière de dénonciation de faits de harcèlement moral dans un sens plus favorable au salarié.
A noter :
L’arrêt de la Cour de cassation est rendu au visa de l’article L 1152-2 du Code du travail dans sa rédaction en vigueur avant sa réécriture par la loi relative à la protection des lanceurs d’alerte, mais il garde son intérêt pour l’application du texte actuellement applicable. La solution nous semble également transposable à la dénonciation de faits de harcèlement sexuel dans la mesure où la rédaction des articles L 1153-2 et L 1153-4 du Code du travail est similaire.
La salariée ne qualifie pas explicitement les faits dénoncés de harcèlement moral
Engagée en tant que psychologue dans un établissement pour adolescents en difficulté, une salariée est licenciée pour faute grave. Il lui est notamment reproché d’avoir « gravement mis en cause l’attitude et les décisions prises par le directeur » et « porté des attaques graves à l’encontre de plusieurs de ses collègues » dans un courrier adressé au conseil d’administration de l’association qui l’emploie. Soutenant avoir subi et dénoncé un harcèlement moral, la salariée saisit la juridiction prud’homale et demande la nullité de son licenciement.
Son employeur, s’appuyant sur la jurisprudence de 2017 (voir ci-dessus), considère que le licenciement n’est pas nul faute pour la salariée d’avoir mentionné le terme de « harcèlement moral » dans son courrier de dénonciation, même si l’intéressée y mentionnait la dégradation de ses conditions de travail et de sa santé.
Les juges du fond ont donné tort à l’employeur. Pour eux, la formulation de la lettre de licenciement autorisait bien la salariée à bénéficier des dispositions protectrices liées à la dénonciation de faits de harcèlement prévues par l’article L 1152-2 du Code du travail, dans sa rédaction applicable au litige.
Un revirement de jurisprudence assumé…
En se positionnant ainsi, les juges du fond ont fait le choix de ne pas appliquer la jurisprudence établie depuis 2017 par la chambre sociale de la Cour de cassation (voir ci-dessus).
A noter :
Il est vrai que cette décision avait fait, à l’époque, l’objet de commentaires étonnés, voire de critiques. Cette décision conduisait en effet à « faire dépendre la protection qu'institue l'article L 1152-3 du Code du travail d'un critère purement formel tenant à l'utilisation nécessaire des termes légaux dans le document imputé au salarié », ce qui pouvait questionner (RJS 11/17 n° 724).
Interrogé sur ce point, Jean-Yves Frouin, à l’époque président de la chambre sociale de la Cour de cassation, avait justifié cette position de la Cour de cassation (« Quel bilan tirer de la jurisprudence 2017 de la chambre sociale, quelles perspectives pour 2018 ? » : FRS 4/18 inf. 9 p. 29). Il avait indiqué que cette règle s’expliquait par le souhait de la Haute Juridiction de limiter les risques d'instrumentalisation de la règle d’immunité posée par l'article L 1152-2 du Code du travail. En effet, en application de la théorie dite du « motif contaminant », dès lors que la lettre de rupture vise un motif illicite – par exemple, le fait que le salarié se plaigne d’avoir subi un harcèlement –, le licenciement est nécessairement nul, sans que le juge ait à rechercher si les autres griefs sont ou non constitutifs d'une cause réelle et sérieuse (Cass. soc. 10-3-2009 n° 07-44.092 FP-PBR ; Cass. soc. 10-6-2015 n° 13-25.554 FS-PB ). Selon Jean-Yves Frouin, il s'agissait d'éviter d'étendre la conséquence lourde et automatique de la nullité à tous les licenciements prononcés dans un contexte où le salarié se plaint d'un comportement répréhensible sans le qualifier de harcèlement moral, alors même que d'autres motifs justifient le licenciement. Pour lui, cela ne signifiait toutefois pas que le salarié ne bénéficie pas de l’immunité dans l’hypothèse où, sans utiliser le mot de harcèlement, il décrirait précisément des agissements en reprenant la définition de l'article L 1152-1 du Code du travail relatif au harcèlement moral.
La Cour de cassation, saisie d’un pourvoi sur cette décision, a considéré qu’il était nécessaire de réexaminer la pertinence de sa jurisprudence, ainsi que le souligne la notice explicative accompagnant l’arrêt du 19 avril 2023 diffusée sur son site internet. Elle décide de suivre l’approche de la cour d’appel, et opère un revirement de jurisprudence.
Elle juge désormais que le salarié qui dénonce des faits de harcèlement moral ne peut pas être licencié pour ce motif, peu important qu'il n'ait pas qualifié les faits de harcèlement moral lors de leur dénonciation, sauf mauvaise foi, laquelle ne peut résulter que de la connaissance par le salarié de la fausseté des faits qu'il dénonce.
La clé de voûte du raisonnement de la Cour de cassation repose sur deux arguments principaux :
le principe d’égalité des armes entre employeur et salarié : en effet, depuis 2020, l’employeur peut invoquer la mauvaise foi du salarié licencié devant le juge même s’il ne l’a pas mentionnée au préalable dans la lettre de licenciement (Cass. soc. 16-9-2020 n° 18-26.696 F-PB). Pour rééquilibrer les relations entre employeur et salarié, et comme l’indique la notice explicative de l’arrêt, il convient de permettre à ce dernier de se prévaloir, devant le juge, de la protection contre le licenciement, quand bien même il n’aurait pas lui-même employé les mots « harcèlement moral » pour qualifier les faits dénoncés ;
la cohérence avec la jurisprudence relative à la protection du salarié licencié pour un motif lié à l’exercice non abusif de sa liberté d’expression : le licenciement est en effet nul (Cass. soc. 16-2-2022 n° 19-17.871 FS-B ; Cass. soc. 29-6-2022 n° 20-16.060 FS-B), à l’instar du licenciement du salarié licencié pour avoir relaté, de bonne foi, des agissements de harcèlement.
… mais sous condition
En l’espèce, la Cour de cassation relève que la salariée avait fait référence, dans sa lettre de dénonciation, à une dégradation de ses conditions de travail et de son état de santé, « de sorte que l’employeur ne pouvait pas légitimement ignorer que, par sa lettre, la salariée dénonçait des faits de harcèlement moral ».
A noter :
Une limite est donc posée par la Cour de cassation à la mise en œuvre de cette nouvelle solution de principe : l’employeur doit ne pas pouvoir légitimement ignorer que le salarié dénonçait des faits de harcèlement moral, à la lecture des écrits du salarié.
Ainsi, le salarié n’a pas nécessairement à qualifier les faits de harcèlement dans sa lettre de dénonciation pour bénéficier de la protection offerte par l’article L 1152-2 du Code du travail, dès lors qu’il décrit des agissements en relation avec un harcèlement.
Pour autant, d’après la notice explicative accompagnant l’arrêt, il appartient aux juges du fond de qualifier eux-mêmes les faits au regard du harcèlement moral, en vérifiant « le caractère évident » de la dénonciation, sous le contrôle de la Cour de cassation. En l’occurrence, elle considère que les juges du fond ont exactement qualifié les faits qui leur étaient soumis.
A noter :
On relèvera que la Cour de cassation avait déjà jugé, dans une hypothèse où le salarié n’avait pas qualifié lui-même les faits dénoncés de harcèlement moral, que le licenciement devait être jugé nul dès lors que l’employeur avait repris une telle qualification dans la lettre de licenciement (Cass. soc. 9-6-2021 n° 20-15.525 F-D).
Documents et liens associés
Cass. soc. 19-4-2023 n° 21-21.053 FP-BR, Association institution familiale Sainte-Thérèse c/ L.
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