Les notaires sont aujourd’hui légion (plus de 15 000), et même légions romaines si l’on considère leur organisation en chambres et leur discipline de fer.
Les notaires de Honoré de Balzac sont moins nombreux, mais partout dans La Comédie humaine, écrite de 1829 à 1850. Et souvent, conformément au procédé dit du retour des personnages cher à l’auteur, dans plusieurs romans.
Évoquons certains d’entre eux.
À Bordeaux, officient Maîtres Lécuyer, Mathias et Solonet (mais non ils ne sont pas en SCP !). Nous reparlerons des deux derniers.
À Saumur, Cruchot (Eugénie Grandet).
À Issoudun, Héron (La Rabouilleuse). Ce Héron a-t‑il comme celui de La Fontaine un « long bec emmanché d’un long cou » ? Ce serait étonnant car pour Balzac « le notaire long et sec est une exception ».
À Douai, Pierquin, qui ne perd jamais le Nord (La recherche de l’Absolu) et rit « à la façon des notaires » (sic).
Et puis voici dans Le Député d’Arcis, roman inachevé, Grévin et Herbellot. Grévin, qui apparaît aussi dans Une ténébreuse affaire, a pour compère Malin (qui n’est pas notaire) et de se camper tous deux au milieu d’un pré, oui au milieu, pour s’entretenir discrètement de leurs affaires ! La prudence… une vertu notariale ! Ce Grévin, on ne le confondra pas avec un homonyme, vieux marin retiré à Alençon.
Et puisque nous sommes passés de l’Aube à l’Orne, restons à Alençon et saluons Lepressoir et Chesnel. Ah ! Chesnel ou Choisnel selon les romans où il joue sa partition (Le Cabinet des Antiques, La Vieille Fille), c’est l’honneur de la profession, la probité et la fidélité incarnées. Nous évoquerons plus loin l’ironie dont use Balzac quand il « conceptualise », nous verrons que les notaires, dans la partie non romanesque de son oeuvre, en prennent pour leur grade. Signalons déjà ici que Chesnel est dans La Comédie humaine l’honneur d’une profession qu’il exerce comme à regret. Il était l’intendant
des d’Esgrignon, il l’est resté in petto. Le bon notaire pour Balzac est un représentant de la « belle et grande domesticité » d’avant la Révolution de 1789. Ironie avons-nous dit !
Et le déshonneur de la profession, un nom le symbolise : Roguin, parti de Paris avec la caisse, lessivé par la belle hollandaise et ruinant ceux qui lui ont fait confiance, Birotteau le commerçant trop honnête, Grandet le frère de l’avare de Saumur. Roguin l’égal de Vautrin ! De même que ce grand criminel (Le père Goriot, Splendeurs et misères des courtisanes, etc.) dilapide les sommes que lui ont, au bagne, confiées les forçats, de même Roguin dilapide les fonds de ses clients.
Et restons à Paris, avec Crottat, gaffeur et pataud dans les nombreux romans qu’il traverse. Et avec Hannequin, lourd et pédant, « notaire quand il marche, notaire quand il dort », Hannequin le prototype balzacien, peu flatteur assurément, du notaire de la monarchie de Juillet.
Balzac et les notaires, le sujet s’impose donc à l’esprit de qui s’intéresse au notariat. Creusons-en les raisons.
Si le notaire sert de fil rouge à La Comédie humaine, c’est que les familles, nobles ou non, structurent la société. Le notaire est leur bras armé (désarmant quand il les ruine). Mathias le vieux et Solonet le new wave s’asticotent dans Le Contrat de mariage : « Nous n’avons pas fait inventaire après la mort de notre mari, dit Solonet en s’identifiant avec sa cliente, nous étions Espagnole, créole et nous ne connaissions pas les lois françaises… Il est de notoriété publique que nous étions adorée par le défunt. – Ta ta ta, répond le vieux… Dites-nous franchement… ce qui vous reste… Si nous sommes trop amoureux, nous verrons ». La joute terminée, ils se retirent bras dessus bras dessous.
Selon leur rang ou leur fortune, les familles vivent dans l’acajou, le chêne ou le bois fruitier, mais toujours leur notaire fait meuble. Et l’on sait qu’« en fait de meubles, possession vaut titre ». Personne n’a mieux que Félicien Marceau caractérisé le notaire de La Comédie humaine (Balzac et son Monde, Gallimard, 1986) : « Sorte de prolongement légal de la famille, grand prêtre des contrats, sacristain des fortunes, bedeau des testaments, conseiller des mères, subrogé-tuteur des fils ».
Et personne n’a, comme Balzac, sarcastiquement bouclé la boucle. L’office notarial souvent, d’hier à aujourd’hui, est, on le sait, affaire de famille : Cardot le parisien (La Muse du département, Le Cousin Pons, etc.) marie à l’ancienneté sa fille Félicie, malencontreusement engrossée (dans quelque coin de l’étude sans doute) par son premier clerc bientôt malencontreusement décédé (tout est malencontreux dans cet épisode), à Berthier le second, son successeur dans la charge, un triste mari au demeurant, plus séduit par l’assise de son futur beau-père que par le séant de la « demoiselle ».
Derrière, au-dessus, à côté des familles, de leurs secrets, de leurs châteaux, hôtels et maisons, de leurs boutiques, de leurs terres et bois, de leurs louis et lingots, de leurs rentes, à la source de la dot (au comptant ou non) des filles, dans les interminables inventaires post mortem, le Grand Maître : l’Argent.
Le notaire en est, en son office, l’officiant.
L’argent, obsession de la bourgeoisie montante et bientôt triomphante, l’argent que tant de personnages de Balzac, et Balzac lui-même, poursuivi sa vie durant par les huissiers, essaient d’amasser (en le volant parfois), de garder et faire fructifier avant de le léguer (ou de le perdre au jeu ou en débauches), l’argent-passion qui a envahi et gangrené le coeur des hommes et des femmes.
L’argent des avares (Félix Grandet, le père d’Eugénie, pauvre gosse de riche), l’argent des banquiers fripons (Nucingen, du Tillet…), l’argent des usuriers (Gobseck, presque grand et noble comparé à son visqueux confrère Cérizet, l’usurier des pauvres), l’argent des commerçants trop bêtes (Crevel et les autres).
L’argent, constate Balzac, en même temps que Marx, est devenu en cette première moitié du XIXe siècle la mécanique de la Société.
Et dans cette mécanique complexe, le notaire joue un rôle décisif.
C’est lui l’arbitre plus ou moins neutre des familles et des parties, c’est lui l’horloger du droit (1804, le Code Napoléon), ce droit que Balzac a pratiqué comme clerc d’avoué.
L’argent est la langue dans laquelle à l’aube du capitalisme les appétits s’expriment et s’assouvissent et la langue juridique est à son service. Et cette langue juridique, ce sont sans conteste les notaires qui la parlent ou la déguisent le mieux.
C’est là qu’est la clé des rapports de Balzac aux notaires.
L’avènement du veau d’or, la monarchie bourgeoise de Louis-Philippe et Guizot, Balzac les abhorre, les poursuit de sa haine, de son mépris.
Alors, les notaires, avec d’autres mais eux aussi, seront abreuvés de sarcasmes.
Les notaires paieront pour ces propriétés illégitimes que débusque le romancier, ces fortunes louches, les arpents, tableaux des maîtres hollandais, buffets de Boulle et pièces d’orfèvrerie des successions.
C’est dans Les Français peints par eux-mêmes, gros recueil publié par l’éditeur Curmer de 1840 à 1842 et passant en revue « tous les types et espèces de Français » avec le concours de nombreux écrivains et journalistes célèbres (Charles Nodier, Jules Janin, Honoré Daumier…), que Balzac va faire, entre autres contributions, le portrait charge du notariat, clercs compris.
Élevant le débat, si l’on peut dire, il complète ses notaires de La Comédie humaine, les type et même les stéréotype.
L’attaque est rude, injuste, parfois drôle, parfois répétitive.
En voici quelques extraits (le texte complet a été réédité en 2009 pour le compte des éditions Manucius). Que les lecteurs trop sensibles s’épargnent cette lecture et aillent directement à notre conclusion !
« Vous voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout ! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde qui, d’abord jouée, a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse… Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être un brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux…, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l’accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse ».
Et Balzac d’insister : « Les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer, et d’être spirituels : l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace… un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie ».
Et Balzac de poursuivre : « Les notaires sont effectivement des officiers : peut-être leur vie est-elle un long combat ? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro ».
Et Balzac, après moult autres considérations, de conclure ainsi : « Quand un notaire n’a pas la figure immobile et doucement arrondie… s’il n’offre pas à la Société la garantie immense de sa médiocrité, s’il n’est pas le rouage d’acier poli qu’il doit être ; s’il est resté dans son coeur quoi que ce soit d’artiste, de capricieux, de passionné, d’aimant, il est perdu : tôt ou tard il dévie de son rail, il arrive à la faillite… Il emporte alors les regrets de quelques amis, l’argent de ses clients et laisse sa femme libre ».
À ces derniers mots (« Et laisse sa femme libre »), on mesure, s’il en était besoin, que Balzac nous parle des notaires d’un autre temps. Car de nos jours la moitié des notaires sont des femmes !
Allons ! Balzac est un génie, un romancier inégalé, mais sa peinture est à plusieurs égards datée.
En près de deux siècles, le notariat a beaucoup changé, en mieux.
Dans son organisation et sa communication, sa responsabilisation financière, la formation exigeante suivie pour accéder à la profession…
Dans ses missions : les ventes immobilières, les successions, les contrats de mariage, bien sûr, comme toujours, mais aussi désormais le conseil tous azimuts, l’optimisation patrimoniale de bon aloi, l’application rigoureuse de la législation fiscale, sans oublier le droit international privé, la médiation
et bien d’autres pans du droit.
Allons ! La chose est entendue : Balzac n’appréciait pas les notaires d’avant-hier.
À ceux d’aujourd’hui, il trouverait certes quelques défauts, les montrerait et les moquerait, pour la seule raison que celui qui aime bien châtie bien. Ce serait moins drôle que dans La Comédie humaine et Les Français peints par eux-mêmes, mais ce serait équitable.
Nous en sommes convaincus, si Honoré de Balzac revenait hanter les études de France, il en respecterait les notaires et leur confierait sans crainte ses affaires.
Pierre ODOLANT
Pour en savoir plus sur l’ouvrage Dictionnaire insolite du Notariat ou le Notariat de A à Zèbre, par Sagaut J-F. et Suquet-Cozic M., Editions Defrénois (2020)