Proust c'est un océan, "À la recherche du temps perdu" un fleuve (7 234 875 caractères d'après le hors-série de l'OBS d'octobre 2022), un fleuve sinueux, traversé par une foule de personnages et aux multiples affluents : l'enfance, la maturité, la vieillesse, la mort et, peut-être, la résurrection ; l'odeur des aubépines et le petit pan de mur jaune peint par Vermeer ; l'oubli et la mémoire retrouvée ; l'amour et l'indifférence ; les passions et la mesquinerie ; la générosité et la cruauté ; le travestissement et la vérité ; le grand monde et les valets de pied ; les châteaux et les hôtels de passe ; les clochers de Martinville et la cathédrale du Temps.
Le tout sur l'air d'une sonate, entre comique et tragique, poésie et grotesque, incises et parenthèses.
La Recherche, pour ses lecteurs, c'est cela. Quelle part le droit peut-il bien y avoir ?
Proust du côté de la fac
Bac littéraire en poche et service militaire d'un an accompli (il s'est engagé le 11 novembre 1889), Proust s'inscrit à la fois à l'École libre des sciences politiques et à la Faculté de droit. Nous sommes à l'automne 1890, Proust a 19 ans.
Ce double cursus, exceptionnel pour un écrivain, plus encore à cette époque, n'intéresse curieusement pas les biographes, plus motivés par la classe de philosophie suivie à Condorcet en 1888-1889. Seul Jean-Yves Tadié, le meilleur d'entre eux il est vrai, s'y attarde (Marcel Proust, nouvelle édition, août 2022, Folio).
Qu'en dire ? Trois choses pour l'essentiel :
- Proust, contraint à ces études par son père, Adrien Proust, grand médecin s'il en fut, les traita avec légèreté, surtout celles juridiques ; il aurait préféré une voie littéraire (il obtiendra d'ailleurs plus tard une licence de lettres-philosophie) ;
- s'il suivit avec intérêt les cours de la section diplomatique dispensés à Sciences-Po (cours de Sorel, de Vandal, de Leroy- Beaulieu) on ne le vit guère au Panthéon ; bonnes à Sciences-Po, ses notes furent médiocres à la fac de droit et il y connut des déboires ; en novembre 1892 il dut ainsi repasser un examen raté en août ;
- pour autant, au prix de leçons à domicile données par Charles Monnot, avocat et auteur de précis, et grâce au concours oral ou écrit d'amis plus motivés, tels Robert de Billy et Robert Dreyfus, il franchit l'obstacle.
Couronné par Sciences-Po et licencié en droit (diplôme daté du 10 octobre1893) Marcel Proust allait-il embrasser une carrière peu ou prou juridique, se placer à l'ombre du droit avant de gagner celle des jeunes filles en fleurs ?
Proust et le refus des carrières juridiques
La diplomatie, à laquelle ses études et la fortune familiale auraient pu l'incliner, Proust l'écarte. Il ne sera pas le Camille Barrère, ambassadeur ami de son père, de sa génération. Il ne prendra pas la suite des diplomates écrivains que furent Chateaubriand et Stendhal.
Alors, les métiers du droit au sens strict ? Non, merci. Il ne sera ni notaire comme son père le souhaitait ni avoué (15 jours de stage en 1893 lui arrachent un définitif "rien de plus atroce") ni magistrat. Il ne préparera pas la Cour des comptes jugée "sinistre". Il ne sera pas annotateur ou compilateur de lois et décrets.
Que les juristes qui nous lisent ne s'offensent pas. Si Proust n'a embrassé aucune des carrières qui sont leurs ce n'est pas par mépris. C'est tout simplement qu'il ne voulait exercer aucune carrière.
Sa vie durant Proust n'aura de fait qu'un poste et en démissionnera bien vite, un poste, on croit rêver, d'attaché non rémunéré à la bibliothèque Mazarine, un attaché... détaché au Dépôt légal. Ainsi se termina la brillante carrière professionnelle de Marcel Proust!
Ses études de droit allaient-elles au moins infuser dans son oeuvre et plus précisément dans La Recherche du temps perdu ?
La Recherche ou les juristes absents
Plus de 700 personnages dans "À la Recherche du temps perdu", mais pas de professionnel du droit typé. Juste quelques silhouettes, des hommes sans épaisseur : un "grand" notaire du Mans Maître Blandais, le bâtonnier de Cherbourg, le premier président de Caen, un avocat parisien qualifié lui aussi de "grand" sans qu'on sache pourquoi. À certains d'entre eux le narrateur ne donne même pas de nom, ce sont des quidams, de simples figurants.
Tout ce petit, vraiment petit, monde est en villégiature au Grand-Hôtel de Balbec (Cabourg). Ces juristes sans histoire on ne les verra pas exerçant leur art ; ils se bornent à cancaner, flanqués de leur épouse.
Nous ne sommes décidément pas chez Balzac, qui fut clerc de notaire et fit un large remploi de ses études et connaissances juridiques, en tirant des dizaines de personnages, parfois de fort relief (voir notre étude "Balzac et les notaires ou l'amour vache" dans La Quotidienne du 24 juin 2020).
A défaut d'hommes de loi consistants, la Recherche nous peint, outre des oisifs, des médecins au chevet de leurs malades, des artistes sur scène, des écrivains, un compositeur de musique, un peintre, une dame pipi, une demi-mondaine et un gigolo travaillant au coup d'après (osons cette expression), un ministre plénipotentiaire, un bibliothécaire, un prof fou d'étymologie, des officiers courant derrière leur monocle, des directeurs d'hôtel et le chef de la Sûreté, les "demoiselles du téléphone", la cuisinière reine du boeuf mode et l'armée des domestiques. Et cette peinture profonde et colorée contraste avec celle faiblarde des pauvres bestioles du droit rencontrées au Grand-hôtel.
On l'a vu, Marcel Proust, n'avait rien voulu faire, après leur achèvement, des études juridiques exigées par son père. Et les professionnels du droit n'ont pas inspiré le romancier ou ne lui ont inspiré que de l'indifférence, ce qui revient au même.
Alors une question se pose : Proust fit-il une place à cette matière dans son grand oeuvre et si oui laquelle ?
La Recherche ou le droit retrouvé
D'entrée, affirmons que malgré les éléments contraires dont nous venons de faire état Proust n'a pas dans la Recherche fait table rase du droit.
On le sait, l'écrivain, tout au long de la Recherche, jette de petits cailloux, lâche mine de rien au détour de telle ou telle phrase une précision en apparence anodine, un mot en apparence banal. C'est seulement plus tard, parfois à la deuxième lecture, que la lumière jaillit, que l'allusion fait sens, que le chemin est trouvé.
Comme la professeure Depambour-Tarride, auteure en 2006 d'une pénétrante étude (Marcel Proust, Le droit, l'histoire du droit, Presses de l'université de Toulouse 1 Capitole), nous constatons que Proust, par touches subtiles ou franches, a largement usé de la palette du juriste que durant ses trois annés d'université il avait été "malgré lui".
Ces marques, ces références savantes, on les voit ou devine, et c'est là le point essentiel, dans le rapport au temps, qui a plusieurs égards renvoie à l'histoire même du droit (voir étude précitée).
On les trouve aussi dans le vocabulaire choisi, les concepts mobilisés :
- le "code impérieux, abondant, subtil" auquel la servante Françoise obéit ;
- les "jurisprudences d'interprétation" acquises par la même, arrivée de sa campagne, au contact de la domesticité parisienne ;
- le mot "pacte" aux nombreuses occurrences ;
- ce "droit des gens" qu'ignore dans la scène du baiser du soir ouvrant la Recherche le père du narrateur (une ignorance du droit naturel que ne partagent ni la mère ni la grand-mère, attachées elles au respect de la bonne foi contractuelle).
Pour faire bonne mesure, sans prétendre à l'exhaustivité, évoquons cette référence aux "obligations contractées", dans le passage relatif à la mort de l'écrivain Bergotte, et les pages consacrées à l'affaire Dreyfus, nombreuses à être imprégnées du combat du droit et de la justice contre le crime et ses mensonges (sur ce combat, voir le Zola de Sophie Delbrel, Dalloz, 2021).
Du droit Marcel Proust truffa ainsi la Recherche. En mit-il dans sa vie ? Non, répondent ses biographes, Jean-Yves Tadié en tête. Rentier que même ses pourboires faramineux, sa générosité constante et ses pertes absurdes en bourse ne pouvaient ruiner, Proust ne montra jamais le moindre bon sens dans la gestion de ses affaires.
Dans l'après-midi du samedi 18 novembre 1922 Marcel Proust mourut. Sans laisser de testament, mais en nous lèguant un chef d'oeuvre.