Qu’est-ce que la blockchain ?
Thibault Verbiest : La réponse n’est pas simple ! L’image la plus parlante pour définir une blockchain ou chaîne de blocs est celle du registre. Elle est à l’image du cadastre, de l’Inpi, des registres des banques ou des notaires. Ce registre est public, tout le monde peut le consulter. Il est présenté comme infalsifiable parce qu’il utilise des clés cryptographiques qui protègent les données contenues. Enfin, il est « distribué », autrement dit décentralisé ; contrairement à tous les registres que je viens de citer, une blockchain n’est pas contrôlée par une autorité centralisée publique ou privée.
Qui en sont les acteurs ?
T.V. : Une blockchain est animée et modifiée par une communauté s’organisant autour de la technologie « blockchain ». Dans sa version publique (Bitcoin notamment, qui n’est pas la seule mais qui est la plus grande), cette technologie est en open source, autrement dit elle n’appartient à personne et n’est pas soumise à la propriété intellectuelle. Ce sont les milliers de « programmeurs » et de « mineurs » composant cette communauté à travers le monde qui sont les « maîtres du jeu ».
Aujourd’hui, les choses se font de manière organique, il n’existe nulle part une entité qui définit quoi que ce soit. La toile de fond de la blockchain et sa philosophie originelle sont assez libertaires. Bitcoin, par exemple, a été conçu pour garantir l’anonymat des personnes qui interagissent.
Vous parlez de programmeur et mineur, pouvez-vous préciser ?
T.V. : A l’origine d’une blockchain, il y a les programmeurs, c’est-à-dire ceux qui la conçoivent. Celle-ci étant en open source, d’autres programmeurs rejoignent les créateurs et, sur la base de processus plus ou moins consensuels, l’ensemble des programmeurs intervient dans le code de la blockchain (l’algorithme) pour le modifier et le faire évoluer.
Les mineurs garantissent la validation des transactions sur le « registre ». En quelque sorte, ils remplacent l’autorité centrale. Ce sont des personnes équipées d’ordinateurs puissants reliés au réseau et dotés de capacités de calcul importantes permettant de résoudre des problèmes informatiques, condition sine qua non pour valider une transaction. C’est un processus mathématique et cryptographique. Je m’explique : entre le moment où un utilisateur de la blockchain commande une pizza qu’il souhaite payer en Bitcoin (dans le principe c’est aussi simple qu’avec une carte bleue) et le moment où le commerçant reçoit la validation de la transaction une heure s’écoule. Cette durée est nécessaire pour que l’ensemble de la communauté des mineurs valide la transaction. Dans un premier temps, il y a des mineurs qui sont désignés par le système pour résoudre le problème informatique, lorsque celui-ci est résolu, il est ensuite vérifié par d’autres mineurs qui valident le problème résolu, c’est-à-dire la transaction. Dès qu’elle est validée, cette dernière est enregistrée dans le registre de manière chronologique selon un ordre et dans une suite de « blocs » de transaction. Toute la chaîne de blocs enregistre de manière chronologique les transactions depuis son origine. On considère qu’après une heure, en raison du grand nombre de validations, il n’est plus possible pour quelqu’un de tricher en modifiant la chaîne. La blockchain est donc un système ou le rôle habituellement dévolu à une autorité centrale administrant un registre est joué par une communauté de mineurs par la validation. Si vous parvenez à corrompre mille mineurs, il en restera des dizaines de milliers pour faire le travail.
C’est ce qui sécurise le système ?
T.V. : Absolument. En théorie en tous cas. On sait en effet que s’il est possible de corrompre 51 % des mineurs il est possible de corrompre le système. Ce n’est pas une hypothèse d’école. Aujourd’hui, un grand nombre d’observateurs estiment que l’on approche 51 % de mineurs en Chine. Avec plus de la moitié des mineurs mondiaux concentrés dans un seul pays, il existe un doute sur l’intégrité de la chaîne de blocs et, par conséquent, plane la menace d’une possible coalition.
Quelles sont les applications possibles dans le monde des affaires ?
T.V. : A côté de la blockchain Bitcoin d’autres blockchains sont en train d’émerger, la plus connue étant Ethereum. Elle n’a pas été conçue pour faire des paiements mais pour gérer des smart contracts (contrats intelligents). Elle fonctionne un peu comme l’Apple Store où des applications peuvent être proposées par ceux qui les ont développées. Les smart contracts sont gérés de manière décentralisée. Prenons un exemple : en matière d’assurance, on sait que tous les agriculteurs contractent des polices pour se couvrir contre le risque d’intempéries ou de catastrophes climatiques. Toutefois, des contestations sur la durée de la sécheresse, sur les températures moyennes pendant la période peuvent apparaitre et faire naître des litiges. Par ailleurs, en cas de sinistre, il faut faire une déclaration, cela peut prendre du temps. La blockchain permet de fluidifier le processus. Le smart contract est en effet programmé pour recevoir, au moyen d’une connexion informatique, l’information d’une source officielle identifiée, en l’occurrence l’Institut national de la météorologie, source qui indique que la sécheresse a duré 30 jours. Sur le plan informatique, cette information est un input reçu par le smart contract sur la base duquel l’assuré est automatiquement indemnisé. Résultat, plus de déclaration de sinistre, plus de contestation possible concernant le fait générateur ou le montant de l’indemnisation.
Autre exemple, les smartlocks. Au moyen d’une appli, une personne identifie un appartement à Genève qu’elle souhaite louer pour un week-end. Elle paie le montant de la garantie et le prix de la location en Bitcoin ou dans une autre crypto-monnaie. L’information relative au paiement est adressée à un objet connecté installé dans la serrure de l’appartement. Le locataire obtient une confirmation de paiement accompagnée d’un code. Arrivé à Genève, il saisit son code pour ouvrir la porte de l’appartement.
Quelles sont les implications pour les professions juridiques ?
T.V. : Les professionnels du droit - avocats, directeurs juridiques, notaires en particulier - doivent anticiper le probable développement des blockchains, même si nous n’en sommes qu’aux balbutiements. On se souvient de ceux qui, à la fin des années 90, soutenaient qu’internet ne détrônerait jamais le Minitel ! Le mouvement est engagé et, a priori, il n’existe aucune raison pour que les smart contracts ne se développent pas. Le juriste qui, dans les années à venir, sera confronté à ce phénomène devra l’avoir anticipé.
On lit parfois que, par la sécurité qu’elle apporte, la blockchain pourrait remplacer les avocats et les experts-comptables, qu’en pensez-vous ?
T.V. : Il y aura toujours du droit même si, dans ses modalités d’application, la technologie sera de plus en plus prégnante. Reprenons mon exemple, que se passe-t-il si la porte de l’appartement de Genève ne s’ouvre pas à l’arrivée du locataire ? Vers qui se tournera-t-il ? Qui est responsable ? Le droit déteste le vide.
Aujourd’hui, la technologie blockchain échappe encore à la régulation des autorités publiques. Cela changera. Il faut que les algorithmes répondent à des conditions de transparence, d’indépendance et d’intégrité, qu’il y ait une gouvernance claire, que l’on désigne les personnes dotées de la capacité de modifier le code et selon quelles modalités. Il faut encore définir les recours possibles pour l’utilisateur et le mode d’indemnisation lorsque les conditions précitées ne sont pas remplies.
L’adhésion des utilisateurs à l’outil blockchain imposera tôt ou tard la mise en place d’un cadre juridique et de garanties. C’est ce qui s’est passé pour internet.
Pour toutes ces raisons, la technologie blockchain ne sonne pas la fin des avocats et des professions juridiques. En revanche, à court terme, elle leur impose d’évoluer. Les litiges et des conflits sur les smart contracts, inévitables, seront en grande partie informatiques. Ce qu’il ne faut pas perdre de vue, c’est que derrière un smart contract, il y a un contrat, le premier n’étant que l’exécution technique du second. Une économie des smart contracts se mettra en place et les juristes devront la comprendre. Le risque, sous l’effet de relations commerciales de plus en plus automatisées, c’est de l’oublier. C’est un peu comme les contrats d’adhésion, qui songe lorsqu’il prend le train à négocier avec le contrôleur les conditions générales de la SNCF ? On utilisera des smart contracts sans se poser la question de l’environnement contractuel dont ils sont issus. La perte de compréhension et de maîtrise du consommateur sur le cadre contractuel dans lequel il évolue risque d’augmenter encore. Pour les juristes, être présents et opérationnels sur ces questions est un véritable défi à relever.
Propos recueillis par Laurent MONTANT
Maître Thibault Verbiest est avocat associé chez De Gaulle Fleurance & Associés. Ancien entrepreneur, il dispose d’une expérience approfondie notamment en propriété intellectuelle et dans le secteur des technologies, des médias et des télécommunications.