Dans un arrêt qui sera mentionné dans les tables du recueil Lebon, le Conseil d’Etat apporte une précision inédite en matière de consultation des institutions représentatives du personnel (IRP) sur le règlement intérieur de l’entreprise, dans le cas particulier d’un transfert d’établissement. Une décision qui soulève de nombreuses interrogations.
Un manquement au règlement intérieur reproché à un salarié protégé
Une entreprise saisit l’inspecteur du travail d’une demande d’autorisation de licenciement d’un représentant du personnel. Elle lui reproche d’avoir organisé, pendant ses heures de travail, un dîner avec des collègues dans un local de maintenance. Considérant que, par son comportement, le salarié a manqué aux règles générales en matière d’hygiène et de sécurité ainsi qu’aux dispositions du règlement intérieur, l’entreprise engage une procédure de licenciement disciplinaire.
L’inspecteur du travail refuse d’autoriser le licenciement. Son raisonnement est approuvé par le Conseil d’Etat, saisi d’un recours contentieux.
D’une part, les faits reprochés n’ont pas été considérés comme suffisamment graves pour justifier un licenciement. Le salarié disposait d’une ancienneté importante et n’avait jamais, jusque-là, fait l’objet d’une sanction disciplinaire. En outre, il s’était contenté d’apporter de la nourriture sur le lieu de travail, et n’y avait ni introduit, ni consommé d’alcool.
D’autre part, pour l’inspecteur du travail, le règlement intérieur de l’entreprise n’était pas opposable à ce salarié, faute d’avoir été préalablement soumis aux institutions représentatives du personnel appropriées.
Consultation des représentants du personnel de l’établissement distinct absorbé
Pour être opposable aux salariés, le règlement intérieur de l’entreprise doit avoir été régulièrement établi et déposé, conformément aux règles prévues par le Code du travail. En particulier, l’article L 1321-4 de ce Code impose à l’employeur de soumettre le règlement intérieur à l’avis du comité d’entreprise ou, s’il n’en existe pas, à celui des délégués du personnel. Le CHSCT doit également être consulté pour les matières relevant de sa compétence.
Même si l’avis de ces instances ne lie pas l’employeur, cette formalité est substantielle. Si elle n’est pas respectée, les salariés ne peuvent pas se voir reprocher un manquement aux obligations prévues par ce document (Cass. soc. 9-5-2012 n° 11-13.687 FS-PB ; Cass. soc. 11-2-2015 n° 13-16.457 FS-PB).
En l’espèce, l’employeur avait bien consulté le comité d’entreprise sur son règlement intérieur. Mais il aurait également dû consulter les délégués du personnel de l’établissement au sein duquel le salarié travaillait.
Le salarié était employé au sein d’un atelier qui avait été transféré en 2005 à la société employeur. Un jugement du tribunal d’instance compétent avait constaté que cet atelier constituait un établissement distinct au sein de l’entreprise pour la désignation des délégués syndicaux et pour l’élection des délégués du personnel. Les mandats des délégués du personnel précédemment élus au sein de cet établissement se poursuivaient jusqu’à leur terme. Pour le Conseil d'Etat, ces représentants auraient dû être consultés sur le règlement intérieur.
Les formalités de consultation des IRP n’ayant pas été respectées, le règlement intérieur n’était pas opposable au salarié. Son licenciement, envisagé 5 ans après l’absorption de l’établissement, ne pouvait donc pas reposer sur un manquement aux obligations prévues par ce document.
Une solution dont la portée est incertaine
La solution retenue par le Conseil d'Etat soulève de nombreuses interrogations.
Des interrogations sur la portée du règlement intérieur
En premier lieu, on ne sait pas très bien si les dispositions du règlement intérieur qui avaient fondé la sanction étaient propres à l'atelier dans lequel travaillait le salarié ou concernaient toute l'entreprise.
Si le règlement concernait toute l'entreprise, pourquoi aurait-il fallu le soumettre aux délégués du personnel de l'atelier dès lors que le comité d'entreprise de la société avait bien été consulté ? L'idée serait-elle que les salariés de l'atelier n'ayant pas participé à l'élection des membres de ce comité et ayant conservé une représentation propre à travers des délégués du personnel, le comité d'entreprise ne serait pas légitime pour se prononcer en leur nom, seuls leurs délégués du personnel l'étant ? Dans ce cas, cette jurisprudence du Conseil d’Etat serait limitée aux hypothèses de transfert avec maintien des mandats des délégués du personnel, mais devrait concerner toutes les matières pour lesquelles la loi impose la consultation du comité d'entreprise « à défaut des délégués du personnel ».
Si, en revanche, le règlement intérieur était spécifique à l'atelier, l'idée serait alors que les représentants du personnel devant être consultés sont ceux existant dans le périmètre d'application du règlement. L'arrêt du Conseil d’État pourrait alors concerner les entreprises ne disposant d'aucun établissement distinct au sens des comités d'entreprise, mais de plusieurs au sens des délégués du personnel. Dès lors qu'un règlement intérieur serait propre à l'un de ces établissements distincts, ce ne serait pas le comité d'entreprise qui devrait être consulté, mais le comité ou les délégués du personnel propres à cet établissement.
La question du sort du règlement intérieur en cas de transfert d'entreprise
On relèvera également que cette affaire n'est pas de nature à faire la lumière sur une autre question qui, il est vrai, n'était pas posée : celle du sort des règlements intérieurs en cas de transfert d'entreprise.
Dans le cas d’un simple changement d’identité de l’employeur dans une entreprise restant par ailleurs inchangée en termes de nombre de salariés et d’activité, on peut sans doute se prononcer pour le maintien du règlement intérieur sans préjudice du droit pour le nouvel employeur de le modifier dans le respect des procédures. Mais dans le cas d’une entreprise absorbée par une autre disposant déjà de salariés et d’un règlement intérieur, ce maintien serait bien plus délicat.
Pour rester sur des questions simples, pourrait-on concevoir que certains salariés d’un même employeur puissent être sanctionnés par une mise à pied alors que d’autres ne le pourraient pas ou que la durée maximale de cette mise à pied soit différente selon l’origine des intéressés ? Pourrait-on concevoir que la possibilité de soumettre des conducteurs de véhicules à un dépistage d'imprégnation alcoolique dépende là encore de leur l’entreprise d’origine ou que les modalités de ce contrôle soient différentes pour les uns et pour les autres ? Là encore, et alors pourtant que la question est d'une importance pratique évidente, de nombreuses zones d'ombre subsistent.
A notre avis : face à ces incertitudes, il paraît risqué de tirer de cet arrêt des conclusions certaines et définitives. Tout au plus pourrait-on attirer l'attention sur la nécessité, en présence d'un transfert d'activité, d'associer le plus possible les salariés concernés, et donc leurs propres représentants lorsque leurs mandats sont maintenus, aux conséquences susceptibles de résulter pour eux de ce changement d'employeur.
Pour en savoir plus sur cette question : voir Mémento Social nos 60010 s.