1. L’article 61 du projet de loi Pacte consacre la notion d’intérêt social et ouvre la possibilité aux associés qui le souhaitent de préciser la raison d’être de la société dans les statuts, conformément aux recommandations du rapport Senard-Notat (« l’entreprise, objet d’intérêt collectif », disponible sur le site www.economie.gouv.fr), sans toutefois définir aucun de ces deux concepts.
Prise en compte de l’intérêt social et des enjeux sociaux et environnementaux
2. L’article 1833 du Code civil prévoit actuellement que toute société doit avoir un objet licite et être constituée dans l'intérêt commun des associés.
Ce texte serait complété par un alinéa précisant que la société devrait également être gérée « dans son intérêt social et en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Une disposition identique serait introduite aux articles L 225-35 et L 225-64 du Code de commerce sur les pouvoirs du conseil d’administration et du directoire de société anonyme, l’un et l’autre devant déterminer les orientations de l'activité de la société « conformément à son intérêt social et en prenant en considération ses enjeux sociaux et environnementaux ».
L’inobservation du nouvel article 1833, al. 2 ne serait pas sanctionnée par la nullité de la société. En revanche, il s’agirait à notre avis d’une disposition impérative ; toute décision sociale prise en violation de ce texte pourrait donc être annulée (cf. C. civ. art. 1844-10, al. 3 ; C. com. art. L 235-1, al. 2). Sans préjudice, bien sûr, de la mise en jeu de la responsabilité du dirigeant à l’origine de la décision… (1)
3. Le projet consacre la notion d’intérêt social sans la définir car « la pertinence de son application pratique repose sur sa grande souplesse, ce qui la rend rétive à tout enfermement dans des critères préétablis. Les éléments nécessaires pour déterminer si une décision est ou non contraire à l’intérêt social dépendent en effet trop étroitement des caractéristiques, protéiformes et changeantes, de l’activité et de l’environnement de chaque société » (Exposé des motifs du projet).
Dans l’esprit des promoteurs du projet, la consécration de l’intérêt social entérinerait au niveau législatif un aspect fondamental de la gestion des sociétés : « le fait que celles-ci ne sont pas gérées dans l’intérêt de personnes particulières, mais dans leur intérêt autonome et dans la poursuite des fins qui lui sont propres » (exposé des motifs). Cette opinion rejoint celle que nous soutenons, selon laquelle une décision est conforme à l'intérêt social lorsqu'elle est utile ou profitable à la société, de sorte que la conformité d'une décision à cet intérêt dépend de son opportunité pour la société (Mémento Sociétés commerciales n° 13210).
4. La mesure des enjeux sociaux et environnementaux dans la prise de décision obligerait le dirigeant à s’interroger sur ces enjeux et à les « considérer avec attention » (exposé des motifs). Cette prise en compte devrait naturellement être adaptée à chaque société, notamment en fonction de sa taille et de son activité. On peut penser, par exemple, que l’incidence sur l’environnement de « l’empreinte carbone » générée par l’activité d’une société industrielle constituerait un enjeu environnemental pour celle-ci.
La méconnaissance des enjeux sociaux et environnementaux ne serait pas sanctionnée par un régime spécifique de responsabilité extracontractuelle du dirigeant. Toute action en responsabilité pour absence de prise en considération de ces enjeux continuerait de répondre aux conditions de responsabilité prévues par le droit commun des sociétés (existence d’une faute, d’un préjudice et d’un lien de causalité entre les deux). La seule constatation d’un dommage social ou environnemental ne suffirait donc pas à mettre en jeu la responsabilité d’un dirigeant s’il n’était pas établi que ce dommage résulte de sa méconnaissance fautive d’un tel enjeu.
La raison d’être de la société
5. Le projet complète l’article 1835 du Code civil par une disposition prévoyant que les statuts de toute société pourraient préciser « la raison d’être dont la société entend se doter dans la réalisation de son activité ». Il complète aussi les articles L 225-35 et L 225-64 du Code de commerce par une prescription obligeant spécifiquement le conseil d’administration et le directoire de société anonyme à « prend[re] en considération la raison d’être de la société, lorsque celle-ci est définie dans les statuts ».
6. Ces dispositions ne s’accompagnent, là encore, d’aucune définition de la notion de « raison d’être », qui se distingue de l’objet social en ce qu’elle ne recouvre pas seulement la nature de l’activité de la société. Il s’agirait plutôt d’une « ambition » que les associés se proposent de poursuivre dans le cadre de leur entreprise.
Selon les promoteurs du projet, la raison d’être « vise à rapprocher les chefs d’entreprise et les entreprises avec leur environnement de long terme ». Une telle mention statutaire inciterait la société à ne plus être guidée « par une seule "raison d’avoir", mais également par une raison d’être, forme de doute existentiel fécond permettant de l’orienter vers une recherche du long terme » (Exposé des motifs). Le rapport Senard-Notat précité indique que la notion de raison d’être peut être définie « comme l’expression de ce qui est indispensable pour remplir l’objet social ». La raison d’être peut ainsi « avoir un usage stratégique, en fournissant un cadre pour les décisions les plus importantes ». A la manière « d’une devise pour un Etat, la raison d’être pour une entreprise est une indication, qui mérite d’être explicitée, sans pour autant que des effets juridiques précis y soient attachés ».
La méconnaissance de la raison d’être par un dirigeant constituerait une violation des statuts de nature à engager sa responsabilité à l’égard de la société et des associés (cf. notamment C. com. art. L 223-22 et art. L 225-251).
(1)L’intérêt social, une notion déjà connue
Actuellement, la loi fait déjà référence à la notion d’intérêt social, sans la définir.
Elle indique que, dans les rapports entre associés, le gérant de société civile et, sous réserve des clauses statutaires déterminant leurs pouvoirs, les gérants de société en nom collectif et de SARL peuvent faire tout acte de gestion dans l’intérêt de la société (C. civ. art. 1848 pour les sociétés civiles ; C. com. art. L 221-4 et, sur renvoi de l’art. L 223-18, al. 4, pour les sociétés en nom collectif et les SARL). La loi punit aussi pour abus de biens sociaux le gérant de SARL ou les dirigeants de société anonyme qui font des biens ou du crédit de la société un usage qu'ils savent contraire « à l'intérêt de celle-ci » (C. com. art. L 241-3 et L 242-6).
Les juges prennent également en compte l’intérêt social pour sanctionner l’abus de majorité, abus commis par des associés majoritaires ayant adopté une décision à leur seul avantage, au détriment des minoritaires et au mépris de l’intérêt de la société.