Deux sociétés avaient déposé et obtenu une demande de dérogation au régime de protection des espèces protégées, en vue de réaliser une opération de construction de trois bâtiments comprenant 60 logements locatifs sociaux et 18 logements en accession sociale à la propriété, pour laquelle elles avaient également obtenu des permis de construire.
Des spécimens de salamandres tachetées (salamandra salamandra) avaient été identifiées le long du ruisseau « de l’Asnée » et utilisaient le terrain d’assiette du projet comme terrain de chasse. Le maître d’ouvrage était autorisé à poser une clôture avec un dispositif anti-retour et, avant le démarrage des travaux, à faire capturer par un herpétologue les spécimens qui se trouveraient sur le terrain afin de les relâcher à proximité.
Contestée par l’association de « défense de la salamandre de l’Asnée », l’autorisation délivrée par le préfet de Meurthe-et-Moselle avait été annulée par jugement du tribunal administratif, confirmé en appel. Le Conseil d’État, par une décision mentionnée aux Tables du recueil Lebon sur ce point, casse l’arrêt d’appel compte tenu d’une erreur juridique sur la qualification des faits de l’espèce, considérant que le projet répondait bien à une raison impérative d’intérêt public majeur (RIIPM), condition primordiale de légalité de ces autorisations de dérogation « espèces protégées ».
Cette validation d’une RIIPM dans le domaine des opérations immobilières est suffisamment rare pour être soulignée et commentée, car elle éloigne, un peu, le spectre de l’« impossibilité de faire », par une juridiction suprême.
Le Conseil d’État, en admettant que l’intérêt de créer des logements sociaux est tel qu’il peut être mis en balance avec la conservation des espèces, entrouvre en effet la voie à un optimisme raisonné pour les porteurs de projets d’opérations de logement, du fait de son retentissement certain sur l’administration et les juridictions du fond. La prudence reste toutefois de mise face à une décision qui s’inscrit dans un contexte, par nature très particulier, et qui, au demeurant ne se prononce pas sur les autres conditions de la dérogation également très exigeantes, en renvoyant l’affaire à la cour.
La validation rare de la raison impérative d’intérêt public majeur d’une opération immobilière privée
Le principe d’interdiction de la destruction d’espèces protégées ou de leur habitat, et les dérogations à ce principe trouvent leur fondement législatif aux articles L 411-1 et L 411-2 du Code de l’environnement.
Rappelons qu’aux termes de ces dispositions, trois conditions doivent être réunies pour autoriser une dérogation :
– l’absence de solution alternative satisfaisante ;
– l'absence de nuisance au maintien, dans un état de conservation favorable, des populations des espèces concernées dans leur aire de répartition naturelle ;
– la justification de la dérogation par l'un des motifs énumérés à l’article L 411-2 du Code de l’environnement, notamment une « raison impérative d'intérêt public majeur ».
Attention, l’ordre défini par le Code de l’environnement s’avère trompeur puisque le respect des deux premières conditions n’est examiné par le juge administratif qu’en présence d’une raison impérative d’intérêt public majeur (CE 3-6-2020 n° 425395, Sté La Provençale), condition prévalente.
Sur cette dernière condition, le juge administratif a habitué les juristes et les porteurs de projets à censurer sa reconnaissance par l’autorité administrative lorsqu’il s’agit de projets immobiliers de nature privée (nous laissons délibérément de côté le contentieux sectoriel des éoliennes). Ce fut le cas d’un projet d’installation de stockage de déchets non dangereux (CAA Marseille 25-6-2013 n° 10MA04568, Sté Sovatram), d’un centre commercial (CE 25-5-2018 n° 413267 Sté PCE et Sté Foncière Toulouse Ouest) – et ce, malgré la création de 70 emplois dans un bassin où le taux de chômage est supérieur au taux national (CAA Bordeaux 19-5-2020 n° 18BX01935, Sté Immo Cap) –, d’une prolongation d’autorisation d’exploitation et extension d’une carrière de sable (CE 30-12-2021 n° 439766, Sté Sablière de Millières) ou encore d’un projet d’Ehpad, d’un pôle de santé et d’une crèche (CAA Bordeaux 14-1-2025 n° 23BX00768, Sté Moutchic).
Par souci d’équité, les décisions, en nombre bien inférieur, validant la raison impérative d’intérêt public majeur de projets immobiliers privés, doivent également être citées. Le rapporteur public Nicolas Agnoux, dans ses conclusions sur cette affaire, en cite une, dont la nature « privée » est toutefois relative : un écoquartier décidé par la commune de Besançon, déclaré d’utilité publique, mené par une société publique locale, et au sein duquel était projetée la construction de 1 000 logements accompagnés des infrastructures et équipements publics correspondants (CE 3-7-2020 n° 430585, SPL territoire 25). Mais, dans cette affaire en référé-suspension, la dérogation à l’interdiction de destruction des espèces protégées (DDEP) a été suspendue sur le fondement des autres conditions qui président à sa délivrance.
En revanche, nous ne disposions pas, jusqu’alors, de décisions concluantes sur le sujet du logement et en particulier d’une opération de construction à dominante de logement locatif social.
Un rapide panorama de la jurisprudence particulièrement restrictive en la matière pouvait toutefois laisser penser que la dérogation à la destruction d’espèces protégées en vue de la réalisation d’un tel projet avait des chances limitées de se voir justifiée par une raison impérative d’intérêt public majeur. C’est pourtant l’inverse qui a été jugé par le Conseil d’État, mais dans des circonstances néanmoins bien particulières, en faisant entrer ces opérations dans le « champ des possibles » malgré la réunion des conditions du champ d’application de la DDEP. Rappelons que l’exercice premier d’un opérateur immobilier est d’identifier des fonciers qui ne sont pas concernés par ce régime très restrictif (O. Bonneau et L. Descubes, « Être ou ne pas être soumis à dérogation « espèces protégées » : le doute n’est plus permis » : Opérations immobilières n° 151-152 Janvier-février 2023).
Un contexte favorable à la qualification d’intérêt public majeur de cette opération immobilière privée
Une décision juridictionnelle ne peut qu’être analysée à l’aune de son contexte, en particulier, comme c’est le cas dans l’affaire commentée, lorsqu’elle apparaît s’inscrire en décalage avec une jurisprudence établie. Plus particulièrement encore, le rapporteur public invitait la Haute Juridiction s’agissant de la RIIPM à « ne pas se limiter à une approche générique mais d’apprécier, in concreto, la manière dont le projet en cause répond effectivement à des besoins non pourvus ».
Tout d’abord, bien que cela n’ait pas été relevé par le Conseil d’État, il doit être constaté que les sociétés maîtres d’ouvrage de l’opération étaient Batigère Habitat et Batigère Maison Familiale, promoteurs immobiliers sociaux. En effet, Batigère Habitat est une SA d’HLM (entreprise sociale pour l’habitat), et s’apparente donc à un « bailleur social » et Batigère Maison Familiale, société coopérative d’HLM, filiale du réseau Batigère, est spécialisée dans l’accession sociale. Ce faisant, les maîtres d’ouvrage du projet poursuivent un intérêt général qui est inhérent à leur structure, et qui rencontre des besoins au sein de la commune concernée.
Ensuite, il peut être déduit de la décision que la production de logements sociaux en accession ou en location est susceptible de se rattacher à une raison impérative d’intérêt public majeur, à la condition toutefois que les circonstances locales le justifient. Sur ce point, le Conseil d’État relève de manière pragmatique que le taux de logements sociaux observé sur 10 ans était « structurellement inférieur à l’objectif de 20 % (…) et l’un des plus faibles de la métropole (…) ».
On notera l’adverbe « structurellement » utilisé par le Conseil d’État, qui renvoie à une volonté de procéder à une analyse à long terme de la situation communale en matière de logements sociaux. Le Conseil d’État précise en outre que les objectifs constituent « des seuils à atteindre et non des plafonds ». Autrement dit, et c’est une marque de souplesse supplémentaire dans cette décision, qui prend vraisemblablement en considération la difficulté de l’acte de construire et donc celle de faire converger les réalisations concrètes avec les objectifs législatifs en matière de logement des populations les plus fragiles et invite aussi bien l’administration que les juridictions du fond à une lecture globale de la trajectoire des besoins en logements sociaux d’une commune qui doit être réalisée pour qualifier une raison impérative d’intérêt public majeur.
Après cette lecture réaliste et constructive qui génère un sursaut d’optimisme, il faut rappeler que la construction concernée n’est pas encore prête à sortir de terre : il reviendra à la cour administrative d’appel de Nancy, désignée cour de renvoi, de se prononcer sur la réunion cumulative des deux autres conditions permettant la délivrance légale de la dérogation tant recherchée. Hélas, dans son arrêt censuré par la Conseil d’État, cette cour semble s’être déjà quelque peu prononcée sur celle relative à l’absence d’autres solutions satisfaisantes…
Optimisme raisonné, donc.
Suivez les dernières actualités en matière immobilière et assurez la relance d’activité pour vos clients ou votre entreprise avec Navis Immobilier :
Vous êtes abonné ? Accédez à votre Navis Immobilier à distance
Pas encore abonné ? Nous vous offrons un accès au fonds documentaire Navis Immobilier pendant 10 jours.