Olivier Fouquet : Il est habituel de critiquer l’instabilité de la loi fiscale. Mais n’existe-t-il pas d’autres causes tout aussi importantes de l’instabilité fiscale ?
Claude Lopater : La stabilité de la loi fiscale est nécessaire. L'attractivité et la croissance de la France, ainsi que le développement, les investissements et les recrutements des entreprises, tout cela dépend de la stabilité de la loi fiscale. Le législateur, lorsqu’il crée les nouvelles règles, doit se projeter aussi bien dans le futur (comment assurer la stabilité de la nouvelle règle ?) que dans le passé (comment éviter de remettre en cause rétroactivement des situations que les contribuables de bonne foi croyaient acquises ?). Une vision fiable du futur à court et moyen terme donne aux dirigeants et aux investisseurs de la confiance et donc de l'audace dans leurs prises de décisions, car ils sont assurés que leur retour sur investissement ne sera pas remis en cause par un changement futur de règles fiscales pendant la période sur laquelle ils ont calculé ce retour.
Mais ce que l'on oublie trop souvent, c'est que la stabilité fiscale dépend aussi des interprétations des règles antérieures ou en vigueur faites rétroactivement par l'administration et les juges dans le cadre des contrôles et contentieux fiscaux ! Et lorsque ces interprétations divergent de celles retenues par les entreprises pour leurs décisions au moment où elles les ont prises dans l’ignorance d’une doctrine administrative future ou d’une jurisprudence future, le retour sur investissement des décisions passées et déjà réalisées est remis en cause dans des conditions d’insécurité juridique d’autant plus dommageables qu’elles pensaient pouvoir faire confiance à une interprétation honnête de la règle législative.
Donc oui, la lutte contre l'instabilité fiscale est bien "la priorité des priorités", mais les remèdes pour la réduire diffèrent selon que l'on parle du futur (nouvelles règles) ou du passé (interprétations données par l’administration à l’occasion d’un redressement ou par le juge à l’occasion d’un contentieux).
O.F.: Quelles sont, selon votre avis de praticien de la compatibilité et d’auteur du Mémento Comptable Francis Lefebvre qui fait le pont entre la comptabilité et la fiscalité, les causes de l'instabilité qui résulte pour les entreprises des interprétations imprévues de la règle fiscale faites à l’occasion d’un redressement ou d’un contentieux ?
C.L. : Cette instabilité a une double origine :
1.L'objectif de rendement fixé aux vérificateurs de l'administration appliqué trop souvent de manière uniforme dans les contrôles fiscaux sans distinguer les cas où :
- il y a fraude ou manquement délibéré de la part des entreprises : dans ce cas, l'objectif de rendement est parfaitement légitime et doit être poursuivi avec vigueur par l'administration
- il n'y a pas fraude : dans ce cas, l'objectif de rendement recherché par l'administration n’a plus aucun sens et est particulièrement dommageable, car le rendement pour le rendement abolit toute éthique pour tous les acteurs et supprime définitivement toute confiance entre eux.
2.Une application imparfaite de la connexion comptabilité-fiscalité prévue par l'article 38 quater de l'annexe III au CGI, dont le rôle est justement d'assurer la sécurité fiscale. Elle résulte dans de nombreux cas de la mauvaise compréhension des règles comptables par toute la chaîne des contentieux fiscaux : l'administration, les tribunaux, les cours d'appel et même parfois, nous osons le dire, le Conseil d'Etat. Nous avons notamment pu le constater à l’occasion de l'évaluation que nous avons faite de l'application du principe de connexion comptabilité-fiscalité dans la jurisprudence de 2016 par notre article publié au Feuillet Rapide 47/16 p. 3 s.
O.F.: Prenons l’exemple des contrôles fiscaux appliqués à des contribuables exempts de fraude : comment rétablir la sérénité ?
C.L.: Il suffit de s'inspirer des contrôles comptables ! Les commissaires aux comptes n'ont pas à s'immiscer dans la gestion des entreprises. Ils doivent vérifier et certifier la conformité des comptes aux règles et à la doctrine comptables. Ainsi, dans les contrôles fiscaux exempts de fraude, l'administration devrait se limiter à la seule vérification de la conformité du résultat déclaré aux règles comptables et fiscales. Pour être plus concret encore, au vu de mes expériences d'auditeur et depuis quelques années du contentieux, comparons le déroulement des contrôles fiscaux avec le déroulement des contrôles comptables des commissaires aux comptes ou bien lors des échanges avec le Service d'information financière de l'AMF. Peut-on imaginer :
- des échanges entre entreprises, commissaires aux comptes et AMF où tous les arguments possibles et souvent contradictoires, mais présentés comme équivalents, seraient avancés ? Non, une hiérarchisation est systématiquement faite et les hésitations portent en général sur le choix entre deux méthodes ... et l'on n'imaginerait pas changer d'argumentations en cours de route !
- l'invention de fausses idées d'application des règles comptables ? Non, il y aurait immédiatement perte de crédibilité. - des contrôles à charge et des postures à front inversés ? Non, les commissaires aux comptes n'auraient plus de clients !
- des positions techniques variant, et parfois même contraires, selon les entreprises ? Non, une recherche d'homogénéité entre les clients des commissaires aux comptes, au niveau de la Profession comptable, voire de la Place est naturellement faite, car les entreprises se parlent et comparent ce qui est accepté chez les unes et les autres.
On voit bien à quel point l'objectif de rendement perturbe la recherche sereine de la vérification de la conformité.
O.F.: Que proposez-vous pour réduire l'insécurité résultant de l'application imparfaite du principe de connexion comptabilité-fiscalité ?
C.L.: Pour bien comprendre ma proposition, il faut d'abord bien comprendre le pourquoi de cette application imparfaite. La connexion est une idée simple et pratique imposant de partir du résultat comptable des entreprises pour calculer leur résultat fiscal. Les règles comptables sont donc à retenir, sauf règles fiscales spécifiques créées pour atteindre les objectifs budgétaires de l'Etat qui engendrent environ 200 divergences, soit autant de cas de déconnexion possibles. Or, il résulte de notre évaluation précitée faite à l’occasion de l’examen de la jurisprudence 2016 que si la connexion est bien appliquée lorsque des textes comptables existent, il n'en va pas de même lorsqu’il s’agit soit de les interpréter, soit en leur absence de retrouver la logique de la pratique comptable. Les raisonnements et évolutions comptables sont alors souvent méconnus et le juge privilégie les raisonnements juridiques, fondés ou non sur des textes fiscaux, et, le cas échéant, la poursuite de la jurisprudence fiscale antérieure si elle existe.
Prenons 3 exemples illustrant cette insécurité en pratique :
1.La doctrine comptable : Jusqu'en 2007, date de création de l'ANC, lorsque les entreprises et comptables avaient des difficultés d'interprétation des règles comptables sur un thème d'actualité, le Comité d'urgence du CNC se réunissait pour décider d'une position de Place pour les arrêtés des comptes. Ces avis, bien que n'étant pas juridiquement des règles, étaient obligatoirement appliqués. Est-il normal que l'administration puisse les remettre en cause sur le plan fiscal et que seulement 10 voire 20 ans plus tard le Conseil d'Etat donne raison aux entreprises ? A quand la reconnaissance officielle et automatique de la doctrine comptable, désormais de l'ANC, au nom de la connexion, à l'intérieur de l'article 38 quater précité ?
2.Les provisions : Les entreprises et leurs conseils ont toujours considéré que la prudence nécessitait de constituer comptablement des provisions, quitte à ne pas les déduire fiscalement lorsqu'ils avaient un doute. Le Conseil d'Etat vient par deux fois de clarifier la situation en prônant une connexion en la matière. On ne peut que s'en féliciter. Mais cette jurisprudence et le risque que le décalage de déduction fiscale de la provision soit considéré comme délibéré rend toutes les entreprises fébriles pour deux raisons que nous avons développées dans un article au Feuillet Rapide 10/17 p.11 s. (« Décalage fiscal de provisions : les pièges de la nouvelle jurisprudence ») : sa rétroactivité vise les provisions anciennes et son application pleine de pièges vise les futures provisions. A quand une instruction administrative claire et tolérante, de surcroît en collaboration avec l'ANC et la Profession Comptable, pour réduire les divergences ?
3.Les dons et le mécénat : Est-il pensable aujourd'hui de considérer comme le font l'administration, les tribunaux et les cours d'appel, que les dons de mécénat constituent des libéralités en l'absence de démonstration de l'existence de contreparties, et donc soient à comptabiliser en charge exceptionnelle, ne pouvant dès lors venir réduire hier la cotisation minimale de la taxe professionnelle (TP) ou aujourd'hui la cotisation sur la valeur ajoutée des entreprises (CVAE) ? Cette lecture erronée du Plan comptable général, qui ignore les apports qualitatifs de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) à la valeur ajoutée des entreprises, crée un débat qui dure depuis (trop) longtemps et on attend- en 2017 - une réponse du Conseil d'Etat... Quand des régimes de faveur décidés par l'Etat seront-ils soutenus par l'administration ?
O.F. : Comment aider l'administration et les juges à mieux appréhender la logique comptable ?
C.L. : Les juges jugent d'abord en droit ! Donc, la priorité est de modifier l'article 38 quater de l'annexe III au CGI régissant la connexion comptabilité-fiscalité pour y inclure la doctrine de l'ANC). Ainsi, leur référence sera les règles comptables mais aussi la doctrine comptable, bref tout ce qui sert aux arrêtés de comptes (voir notre proposition de nouvelle rédaction du texte avec son "exposé des motifs" dans notre article « Connexion comptabilité-fiscalité : quatre actions prioritaires pour assurer la sécurité juridique », au Feuillet Rapide 50/16 p.45 s.).
Mais les juges et l'administration sont avant tout des fiscalistes ! La comptabilité n'étant pas leur langue naturelle, il faut les aider. Cette mission doit revenir tout naturellement au monde comptable. Deux pistes sont à privilégier (détaillées dans notre article précité, au FR 50/16) :
1.Les entreprises contrôlées devraient appliquer l'adage : "On n'est jamais mieux servi que par soi-même" et apporter elles-mêmes des arguments comptables en se fondant sur des avis autorisés tels ceux de leurs commissaires aux comptes, via des consultations comptables qui feront référence non seulement aux règles comptables et à la doctrine CNC/ANC, mais également à la pratique et à la doctrine officielle de la profession comptable.
2.L'ANC, en tant que normalisateur comptable, et la profession comptable par le biais de sa doctrine professionnelle (CNCC/OEC), devraient :
- intervenir pendant les contentieux fiscaux portant sur des différends relatifs à des questions générales d’interprétation de la règle comptable (comme le mécénat, voir exemple 3 ci-dessus) en utilisant la longueur des procédures fiscales afin de produire entre temps de nouvelles interprétations doctrinales pour mieux éclairer le débat
- assurer après les contentieux un suivi de la jurisprudence afin d'améliorer à froid les règles comptables.
Toutes les propositions faites ci-dessus contribueraient à réduire l'insécurité fiscale et donc l'instabilité fiscale, ne coûteraient rien et peuvent être facilement mises en œuvre. Dès lors pourquoi s’en priver ?
Propos recueillis par Olivier FOUQUET, Président de section (h) du Conseil d'Etat
Claude Lopater est expert-comptable, ancien membre du Collège de l'ANC, co-auteur du Mémento Comptable jusqu'en 2014.
Olivier Fouquet