En cas de circonstances exceptionnelles, notamment de menace d'épidémie, ou en cas de force majeure, la mise en œuvre du télétravail peut être considérée comme un aménagement du poste de travail rendu nécessaire pour permettre la continuité de l'activité de l'entreprise et garantir la protection des salariés (C. trav. art. L 1222-11).
En l’espèce, après avoir signé le 3 janvier 2020 un accord collectif relatif au télétravail opérant une distinction entre le télétravail régulier de 2 jours maximum par semaine, soumis à la signature d’un avenant au contrat de travail et indemnisé à hauteur de 5 € bruts par jour télétravaillé, et le télétravail occasionnel de 40 jours maximum par an non soumis à un avenant ni à indemnisation, une société place tous ses salariés en télétravail à temps complet à compter du 16 mars 2020 en raison de l'état d'urgence sanitaire lié à l'épidémie de Covid-19.
Tous les salariés sont placés en télétravail mais seuls ceux ayant signé un avenant sont indemnisés
L’employeur limitant le versement de l’indemnité prévue conventionnellement aux salariés ayant signé un avenant à leur contrat de travail relatif au télétravail et refusant les demandes des autres salariés de signer un avenant à leur contrat compte tenu de la situation sanitaire, les quatre organisations syndicales ayant signé l’accord collectif saisissent le tribunal judiciaire afin qu’il lui soit ordonné de verser à tous les salariés en télétravail une indemnité de 5 € par jour effectivement télétravaillé depuis le 16 mars 2020 et pour l’avenir, sous astreinte. Ils lui demandent également d’ordonner à la société d’appliquer loyalement l’accord télétravail en examinant les demandes des salariés au regard des critères conventionnels d’éligibilité et de verser à chaque syndicat des dommages et intérêts en réparation de l’atteinte portée à l’intérêt collectif de la profession pour déloyauté dans l’exécution de l’accord.
A noter :
La saisine du tribunal judiciaire émanait non seulement des 4 organisations syndicales signataires de l’accord collectif, mais aussi du comité social et économique d’établissement du siège de l’entreprise. Mais les demandes du CSE tendant au versement d’indemnités à tous les salariés en télétravail et à l’application loyale par l’employeur de l’accord télétravail ont été déclarées irrecevables, au motif qu’il n’entre pas dans les prérogatives de cette institution de formuler des demandes de régularisation des droits des salariés ou de solliciter l’application d’un accord collectif. Ce faisant, le tribunal s’est situé dans la ligne de la jurisprudence de la Cour de cassation (en ce sens, par exemple, Cass. soc. 14-3-2007 n° 05-45.458 : RJS 5/07 n° 624 ; Cass. soc. 19-11-2014 n° 13-23.899 : RJS 2/15 n° 129).
En revanche, le tribunal a rejeté les conclusions de l’employeur visant à faire déclarer les 4 organisations syndicales signataires de l’accord irrecevables dans leur demande de versement d’indemnités à tous les salariés en télétravail au motif que, si un syndicat peut agir aux fins de déterminer collectivement les droits des salariés, il ne peut formuler des demandes visant à mettre en œuvre ces droits à une échelle individuelle. Les juges ont tout d’abord rappelé que les syndicats peuvent exercer les droits réservés à la partie civile concernant les faits portant un préjudice direct ou indirect à l’intérêt collectif de la profession qu’ils représentent et que l’intérêt collectif peut résider dans la portée générale ou de principe de la question soumise, fût-ce par le biais d’une mesure individuelle. Ils ont également relevé qu’un syndicat était recevable à demander l’exécution par l’employeur de dispositions légales ou conventionnelles, toute inexécution causant nécessairement un préjudice à l’intérêt collectif de la profession. Ils en ont conclu que la demande de régularisation des syndicats, qui ne tendait pas au paiement de sommes déterminées à des personnes nommément désignées, mais à l’application du principe d’égalité de traitement aux salariés en situation de télétravail, relevait de la défense de l’intérêt collectif de la profession. Là encore, le tribunal a appliqué une jurisprudence établie (par exemple, Cass. soc. 12-2-2013 n° 11-27.689 FS-PB : RJS 4/13 n° 255).
À l’appui de sa défense, l’employeur fait valoir que tous les salariés ont été placés en situation de télétravail depuis le 16 mars 2020 en application de l'article L 1222-11 du Code du travailen raison de la crise sanitaire liée à l’épidémie de Covid-19, et non dans le cadre de l'accord collectif relatif au télétravail régissant les situations de recours au télétravail volontaire soumis à la signature d'un avenant au contrat de travail s'agissant du télétravail régulier.
Il ajoute qu'aucune disposition légale ou conventionnelle n'impose le remboursement d'un montant spécifique de frais engagés par les salariés en situation de télétravail sans validation préalable de l'employeur et que les salariés ayant signé un avenant ont reçu une indemnité annuelle en janvier mais qu'il s'agit d'une erreur de paie car ils n'auraient pas dû la percevoir et qu’une régularisation pourrait être opérée.
Il précise en outre avoir versé une somme de 200 € nets en novembre 2020 à l'ensemble des collaborateurs de sorte qu'ils ont été indemnisés de leurs frais et ce sans aucune obligation de l'employeur.
La question posée au tribunal judiciaire était donc celle de savoir si l’employeur pouvait opérer une différence de traitement entre les salariés en situation de télétravail à temps complet du fait de la crise sanitaire en octroyant une indemnité de 10 € maximum par semaine aux salariés signataires d’un avenant relatif au télétravail régulier sur le fondement de l’accord collectif et en refusant de la verser aux autres salariés, non signataires d’un avenant.
Une différence de traitement injustifiée car reposant sur l’exécution déloyale de l’accord collectif
Après avoir rappelé que le principe d’égalité de traitement ne s’oppose pas à ce que soient réglées de façon différente des situations différentes, pourvu que la différence de traitement en résultant soit en rapport avec l’objet de la règle qui l’établit (TJ Paris 30-3-2021 n° 20/09805 : RJS 6/21 n° 348) et que seuls des raisons objectives et pertinentes matériellement vérifiables et en rapport avec l’objet de l’avantage octroyé peuvent justifier une distinction entre les salariés en télétravail régulier et les autres, le tribunal judiciaire répond par la négative.
Selon lui, l’ensemble des salariés se trouvent sous le même régime juridique de mise en œuvre du télétravail, l’employeur ayant indiqué avoir placé tous les salariés en télétravail au visa de l’article L 1222-11 du Code du travail, et non sur critères d’éligibilité.
En outre, la différence de traitement reposant sur le versement de l’indemnité de télétravail aux salariés signataires d’un avenant relatif au télétravail ne saurait constituer une raison objective et matériellement vérifiable puisqu’elle repose sur une exécution déloyale de l’accord collectif. L’employeur a en effet empêché les autres salariés d’y prétendre dès le 16 mars 2020 et ce jusqu’à la reprise à la normale de l’activité au siège en gelant toutes les demandes des salariés de signer un avenant, sans délai butoir ni aucun critère objectif et pertinent avec l’objet de la convention.
Par ailleurs, en plaçant tous les salariés en télétravail, y compris les salariés en télétravail régulier, au visa de l’article L 1222-11 du Code du travail, l’employeur a appliqué les dispositions conventionnelles relatives à la prise en charge forfaitaire des frais de fonctionnement pour le télétravail régulier en dehors du champ conventionnel afin d’indemniser les salariés en télétravail régulier. De plus, la prise en charge des frais professionnels dans le cadre de la mise en œuvre du télétravail en cas de circonstances exceptionnelles ou de force majeure est prescrite par l’accord national interprofessionnel du 26 novembre 2020 pour une mise en œuvre réussie du télétravail.
Dès lors, puisque, dans le cadre du dialogue social, il a été déterminé que l’employeur prend en charge une quote-part des frais de fonctionnement réellement supportés par le télétravailleur dans le cadre de son activité professionnelle correspondant à 5 € bruts par jour réellement effectué en télétravail, cette indemnisation forfaitaire conventionnellement déterminée au sein de l’entreprise et appliquée par celle-ci dans le cadre de l’article L 1222-11 du Code du travail doit être appliquée à tous les salariés placés en télétravail sur le fondement du principe de l’égalité de traitement. La somme de 260 € bruts versée en novembre 2020 aux collaborateurs ne saurait écarter le paiement de cette indemnité, ni davantage être compensée, aucune pièce ne permettant de démontrer qu’elle a été allouée au titre des frais professionnels de fonctionnement supportés par les collaborateurs dans le cadre du télétravail.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, le tribunal judiciaire condamne l’employeur à verser à tous les salariés en télétravail du fait de la crise sanitaire une indemnité de 5 € par jour effectivement télétravaillé à compter du 4 mai 2021, date de l’assignation en justice, puisque la régularisation ne peut pas rétroagir au-delà de la demande en justice, sous astreinte, mais pas pour l’avenir. Il précise toutefois que doivent être déduites du montant de cette indemnisation les indemnités versées aux salariés en télétravail dit régulier sur la même période, afin de ne pas générer de sommes indues.
Il ordonne également à la société d’appliquer loyalement l’accord relatif au télétravail en examinant les demandes des salariés conformément à la procédure et aux conditions d’éligibilité prévues par l’accord.
Enfin, considérant que la déloyauté de la société dans l’exécution de l’accord collectif relatif au télétravail a porté préjudice aux salariés de l’entreprise et causé nécessairement atteinte à l’intérêt collectif de la profession, il condamne la société à verser aux quatre syndicats des dommages et intérêts au titre du préjudice résultant de cette atteinte.
Toutes vos revues d'actualité en matière sociale sont disponibles et accessibles à tout moment dans Navis Social.
Pas encore abonné ? Nous vous offrons un accès au fonds documentaire Navis Social pendant 10 jours.
A noter :
On relèvera que le tribunal fait droit à la demande des syndicats d’ordonner de verser à tous les salariés en télétravail du fait de la crise sanitaire une indemnité de 5 € par jour effectivement télétravaillé et que cette indemnisation va au-delà de ce que prévoit l’accord collectif pour les télétravailleurs réguliers qui ne peuvent prétendre qu’à une indemnisation de 10 € maximum par semaine, à raison de 2 jours de télétravail.
On rappellera, en outre, que le principe d'égalité de traitement entre tous les salariés, dégagé par la jurisprudence essentiellement sous l'angle « à travail égal, salaire égal » (Cass. soc. 29-10-1996 n° 92-43.680 PF : RJS 12/96 n° 1272), interdit toute différence de traitement entre des salariés placés dans une situation identique ou, tout au moins, oblige à ce que toute inégalité soit justifiée par des raisons objectives et pertinentes (Cass. soc. 30-1-2008 n° 06-46.447 F-D), ce qui ne pouvait pas être le cas en l’espèce puisque l’employeur avait refusé la possibilité aux salariés le souhaitant de signer un avenant télétravail à leur contrat de travail qui leur aurait permis d’obtenir, comme les autres salariés, le versement de l’indemnité forfaitaire conventionnelle, sans même examiner leur demande au regard des critères d’éligibilité de l’accord collectif.
Notons enfin que le tribunal écarte expressément l’application de la présomption de justification des différences de traitement conventionnelles instaurée en 2015 par la jurisprudence (Cass. soc. 27-1-2015 nos 13-22.179 FS-PBRI, 13-25.437 FS-PB, 13-14.773 FS-PB : RJS 3/15 n° 172) jugeant, en l’espèce, que la différence de traitement était étrangère à toute considération de nature professionnelle.