L'affaire France Telecom a connu, à l'époque des faits, d'importantes retombées médiatiques en raison, notamment, du nombre de victimes. Après le tribunal correctionnel qui s'était prononcé en 2019, la procédure a suivi son cours et les juges d'appel étaient cette fois appelés à se prononcer sur cette tristement célèbre affaire de harcèlement moral. Il était, en effet, reproché aux prévenus des faits de harcèlement moral résultant de la mise en œuvre d’une politique d’entreprise visant le départ de 22 000 salariés sur 3 ans (dite « politique de déflation des effectifs »).
La cour d’appel de Paris devait donc déterminer si les dirigeants de France Telecom pouvaient se voir reprocher des faits de harcèlement moral résultant, non pas de leurs relations individuelles avec les salariés, mais de la politique d'entreprise qu'ils avaient conçue et mise en œuvre. Dans son arrêt du 30 septembre 2022, la cour a validé l’approche retenue par le tribunal correctionnel de Paris dans son jugement du 13 décembre 2019 et confirmé les contours de cette notion de harcèlement moral institutionnel.
L'élément légal du harcèlement moral est validé
Se penchant sur l’élément légal de l’infraction de harcèlement moral prévue à l’article 222-33-2 du Code pénal, les juges du fond considèrent que le harcèlement moral peut résulter d'un mode d'organisation ou d'un management qui méconnaît l'obligation de sécurité de l'employeur en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs dans l'entreprise (voir déjà, en ce sens, Cass. crim. 5-6-2018 n° 17-87.524 F-D ; Cass. crim. 1-9-2020 n° 19-82.532 F-D). Ainsi, les agissements répétés peuvent, selon la cour, résulter de méthodes de gestion ou de management, voire d'une véritable organisation managériale, lesquelles n'avaient pas nécessairement pour objet initial de dégrader les conditions de travail individuelles ou collectives des salariés, mais ont eu cet objet final ou cet effet dans leur mise en œuvre.
Par ailleurs, la cour d’appel écarte l’argument selon lequel le délit ne peut pas être constitué, faute de victimes directes des prévenus. Se fondant notamment sur la décision de la Cour de cassation de 2018 précitée, les juges du fond rappellent que les décisions d'organisation prises dans le cadre professionnel peuvent, dans un contexte particulier, être source d'insécurité permanente pour tout le personnel et devenir alors harcelantes pour certains salariés (Cass. crim. 5-6-2018 n° 17-87.524 F-D).
La cour énonce que le harcèlement institutionnel a en effet pour spécificité d'être en cascade, avec un effet de ruissellement, indépendamment de l'absence de lien hiérarchique entre le prévenu et la victime.
L'employeur a excédé le pouvoir normal de direction
Sur l’élément matériel du harcèlement moral, la cour rappelle également qu’il n’est reproché aux prévenus ni les modalités de la réorganisation, le nombre de sites à fermer, les salariés à muter ou à reconvertir, ni encore le nombre de départs ou d'embauches à réaliser pour améliorer la compétitivité de la société, mais bel et bien la méthode utilisée pour y parvenir, qui a excédé très largement le pouvoir normal de direction et de contrôle du chef d'entreprise. Elle souligne que la crainte de ne pas réaliser ces objectifs principalement financiers a pu décider les dirigeants à instaurer une « politique industrielle de harcèlement moral ».
Leur principale faute a été de maintenir quoiqu'il en soit les objectifs, qui d’indicatifs sont devenus impératifs, ce qui a été source d’un climat anxiogène pour la totalité du personnel.
Pour la cour, les prévenus ont instauré une « méthode de déflation, au prix d'une insécurité prégnante et durable » qui a matérialisé le harcèlement. Cette méthode reposait sur un nombre de ruptures de contrats de travail à atteindre, départs qualifiés hâtivement de « naturels », sans remontées suffisantes par voie de dialogue social, d’étude qualitative sur la faisabilité du projet ou de coordination inter-services.
Les victimes n'ont pas à être connues ou identifiées par l'employeur
Pour ce qui est de l’élément moral du harcèlement moral, la cour d’appel rappelle que la démonstration de l'intention de nuire de la part de l'auteur des agissements n’est pas exigée (Cass. crim. 19-6-2018 n° 17-86.737 F-D ; Cass. crim. 13-11-2019 n° 18-85.367 FS-D). Il suffisait que les prévenus aient conscience que leurs actions aient eu pour effet la dégradation des conditions de travail des victimes du harcèlement moral, y compris institutionnel.
En outre, si les auteurs d'agissements répétés de harcèlement doivent avoir au minimum cette conscience, ni la lettre du texte ni la logique de la matérialité des faits n'imposent qu'ils connaissent ou identifient les victimes des faits.
La dégradation des conditions de travail des victimes n'a pas à être l'unique raison du mal-être des salariés
Par ailleurs, la cour d’appel rejette l’argument des prévenus selon lequel la situation personnelle, familiale, sociale ou psychologique des victimes aurait eu un rôle dans le mal-être ressenti et que, dès lors, ce caractère plurifactoriel n’aurait pas permis de déduire un lien de causalité avec les agissements reprochés et leur rôle sur la dégradation des conditions de travail.
Pour la cour, il n'est pas nécessaire de démontrer que la dégradation des conditions de travail des victimes est la seule et unique raison des atteintes à l'intégrité physique ou psychique ou des suicides constatés. Au contraire, même si les prévenus ne connaissaient que quelques uns des 120 000 salariés, la plupart restant des anonymes, l'accélération impérative de la déflation des effectifs, les modalités utilisées, les retombées en « cascade » et le « ruissellement » découlant de cette méthode aux conséquences anxiogènes, ce dans un délai contraint et sans égard pour le sort des salariés sacrifiés aux priorités financières, en dépit des alertes disponibles, ont constitué des agissements répétés de harcèlement, étrangers au pouvoir de direction et de contrôle.
Dans ces conditions, la cour confirme la déclaration de culpabilité des prévenus.
Qui peut être complice d'un harcèlement moral institutionnel ?
Relevons que la cour d’appel s’est également prononcée sur la question de la complicité de harcèlement moral dans le cadre de cette affaire et a rappelé les contours de cette notion : pour être pénalement répréhensible, le rôle des complices doit avoir été déterminant dans l'accomplissement du harcèlement commis par les auteurs principaux.
Pour être punissable, la complicité suppose :
tout d'abord un fait principal lui-même punissable, en l'espèce le délit de harcèlement moral, qui ressort comme établi, selon les motifs qui précèdent. Contrairement au délit principal de harcèlement moral qui exige des agissements répétés, un seul acte de complicité suffit ;
un élément matériel de la complicité consistant en une aide ou une assistance, matérielle ou intellectuelle. L'aide ou l'assistance est un acte antérieur ou concomitant à l'action principale. Toutefois les actes postérieurs peuvent être retenus pour en déduire la preuve d'actes antérieurs, constitutifs de la complicité. L'aide ou l'assistance est encore un acte positif, avec là encore des assouplissements selon la jurisprudence. Une inaction se présentant sous les traits d'un encouragement à l'action principale peut être considérée comme perdant de son caractère passif, pour finalement revêtir une portée positive ;
un élément intentionnel de la complicité procédant d'une participation volontaire et consciente à la commission de l'infraction, qui peut se déduire de comportements ultérieurs ;
enfin, un lien de subordination entre le prévenu de complicité et l'auteur de l'infraction n'est pas exonératoire si ce prévenu peut apprécier le but et l'intention coupable des actes auxquels il prête assistance.
Retrouvez toute l'actualité sociale décryptée et commentée par la rédaction Lefebvre Dalloz dans votre Navis Social.
Vous êtes abonné ? Accédez à votre Navis Social à distance
Pas encore abonné ? Nous vous offrons un accès au fonds documentaire Navis Social pendant 10 jours.
Documents et liens associés