La Quotidienne : A l'approche de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne (dans des délais et des conditions encore incertaines), où en est l’exode des entreprises basées à Londres ? Certains domaines d’activités sont-ils plus impactés que d’autres par le Brexit ?
Depuis l’annonce du Brexit, nous avons recensé près de 350 mouvements d’entreprises en provenance de Londres, principalement dans le domaine tertiaire. Depuis plusieurs mois, nous assistons même à une accélération des mouvements de relocalisation et de création d’emplois dans l’Union européenne. Afin de poursuivre leur activité auprès de la clientèle européenne, les entreprises basées à Londres doivent s’implanter dans un pays de l’UE pour se voir attribuer un passeport européen. Pour répondre aux besoins de leurs clients, ces entreprises doivent également augmenter leurs effectifs déjà présents en Europe ou transférer des effectifs basés au Royaume-Uni. Certains postes vont donc être supprimés à Londres, notamment dans le secteur de la finance. Toutefois, le Brexit n’a parfois été qu’un accélérateur : certaines entreprises se seraient de toute façon installées dans un pays de l’UE et le Brexit a fini de les convaincre. C’est une tendance qu’on observe à Dublin par exemple.
Les entreprises du secteur de la finance représentent près des trois-quarts des mouvements recensés. Viennent ensuite les assureurs et les sociétés de conseil (juridique, RH, etc.) qui accompagnent ces mouvements d’entreprises financières. Le secteur audiovisuel est également régi par des directives européennes. Les entreprises qui souhaitent émettre au sein de toute l’UE et diffuser des services de vidéo à la demande auprès de l’audience européenne vont donc avoir besoin d’établir des bureaux dans un pays de l’UE. La BBC envisage par exemple de créer une filiale dans un pays de l'Union, par l’intermédiaire de laquelle elle demandera une licence pour son service de radiodiffusion européen. Plusieurs grands groupes américains ont également demandé des licences, à l’exemple de Turner Broadcasting System et NBC Universal en Allemagne, et Viacom et Discovery aux Pays-Bas.
La Quotidienne : Quelles sont les principales places européennes qui accueillent les entreprises en exil ? Quels atouts (fiscalité, infrastructures…) jouent en faveur de Paris ? Ou au contraire, contre elle ?
Un quart des mouvements d’entreprises s’est effectué vers Dublin. Dublin pour des questions de proximité géographique, linguistique et culturelle avec le Royaume-Uni mais également avec les Etats-Unis. Nous avons vu beaucoup de mouvements de banques américaines qui ont relocalisé des effectifs à Dublin ou procédé à des recrutements locaux. Ensuite il y a le Luxembourg, principalement dans le domaine des assurances et de l’Asset Management. Sa particularité est qu’il concerne de petites équipes à effectif assez réduit. Vient ensuite Paris avec environ 14 % des mouvements recensés, au coude-à-coude avec Amsterdam. A noter qu’Amsterdam a connu une forte progression ces six derniers mois. Celle-ci est liée à sa capacité à attirer une grande diversité d’acteurs au-delà du seul secteur de la finance, comme les sociétés audiovisuelles ou pharmaceutiques en lien avec l’installation de l’Agence européenne des médicaments (EMA), jusqu’alors basée à Londres. Paris se distingue des autres villes européennes pour plusieurs raisons.
A l’exception de Londres, la seule ville-monde c’est Paris. Une puissance économique, un grand bassin de population et une taille plus importante que Dublin, Amsterdam ou Luxembourg. Paris est une des plus grandes places financières d’Europe. Avec le Brexit, les acteurs du monde financier déjà implantés ont naturellement souhaité consolider leur présence dans la capitale. L’installation de l’Autorité bancaire européenne à La Défense est un très bon signe pour l’attractivité de la place parisienne. Cette relocalisation des mouvements du secteur de la finance à La Défense est intéressante car les autres mouvements sont essentiellement localisés à Paris dans le quartier central des affaires (QCA). Or, à Paris, le taux de vacance est très restreint. Dans le QCA, il y a moins de 2 % de vacance. Les entreprises qui cherchent des bureaux à Paris ont du mal à en trouver et ils sont proposés à des prix élevés. De plus, ces acteurs traditionnels sont en concurrence avec d’autres types d’acteurs en forte expansion tels que le coworking ou les nouvelles technologies. L’attractivité de Paris depuis mai 2017 est toujours d’actualité, notamment grâce à un « effet Macron » et à une amélioration de notre cadre fiscal et réglementaire qui ont séduit les investisseurs étrangers. La poursuite des réformes ces prochains mois sera scrutée par les investisseurs internationaux. Ce serait un mauvais signal lancé à ces derniers que d’y renoncer. Particulièrement parce que les conditions fiscales et réglementaires de Dublin, d’Amsterdam ou du Luxembourg restent généralement plus souples et plus favorables qu’à Paris.
La Quotidienne : A Paris, la part disponible des surfaces de bureaux est en diminution et les entreprises acquièrent des surfaces de plus en plus à la périphérie. Dans quelle mesure l’ « effet Brexit » peut-il accentuer ce phénomène ? Constate-t-on une hausse des valeurs locatives de l’immobilier d’entreprise dans la capitale ?
Certaines entreprises s’installent effectivement en première couronne Nord ou Sud, mais cela n’est pas lié au Brexit. Les entreprises qui bougent en raison du Brexit sont majoritairement des entreprises financières qui privilégient quasi exclusivement Paris et La Défense. La pénurie de l’offre disponible dans Paris intramuros et l’augmentation des loyers peut d’ailleurs jouer en faveur de La Défense, où l’offre en immobilier de bureaux est plus fournie et les loyers moins élevés. On estime aujourd’hui le nombre d’emplois liés au Brexit pour Paris-Ile-de-France à un peu plus de 2000. Paris Europlace communique sur 4000 à 5000 emplois. Nous avons un souci de visibilité sur ces données car nombre de banques ne savent pas elles-mêmes ce qu’elles vont faire. Souvent, elles revoient leurs estimations à la hausse ou à la baisse et donner un chiffre précis est difficile. Par exemple, le mouvement le plus important concernait la banque HSBC qui parlait de 800 à 1000 emplois relocalisés à Paris. Aujourd’hui nous sommes à moins d’une centaine. Dans tous les cas, l’effet Brexit sur le marché de l’immobilier de bureaux reste assez limité. Même si on prend le chiffre le plus haut annoncé (4 000 à 5 000 emplois), avec une moyenne de 20 m2 par salarié, nous arrivons à un total de 80 000 à 100 000 m2. Des chiffres à comparer avec un volume annuel de commercialisations de bureaux le plus souvent supérieur à 2,5 millions de m² en Ile-de-France.
La Quotidienne : Depuis l’annonce du Brexit en 2016, comment se porte le marché immobilier des bureaux à Londres ? Comment les acteurs du coworking et de la tech influencent-ils ce marché dans les principales places européennes ?
Le marché Londonien des bureaux ne souffre pas du Brexit. Il se porte plutôt bien, que ce soit en termes de prises à bail ou d’investissements. L’activité locative y est notamment soutenue par les secteurs du coworking et de la tech, cette dernière ayant ainsi compté pour près d’un quart des mètres carrés de bureaux commercialisés en 2018 dans Central London. Londres reste de fait une place technologique importante en Europe, et la demande en immobilier de bureaux de ces secteurs a compensé les pertes liées à la finance. La dépréciation de la livre rend par ailleurs le marché londonien plus abordable pour un certain nombre d’investisseurs internationaux faisant la part des choses et estiment qu’il demeure très intéressant d’investir « à moindre coût » dans une ville qui reste l’une des principales places économiques et financières du monde.
En France, les entreprises du coworking et de la tech privilégient Paris et la demande en immobilier de bureaux s’ajoute à la demande déjà existante (avocats, conseil, luxe) et pousse les valeurs à la hausse. Certaines banques françaises vont relocaliser certains de leurs employés en Ile-de-France en raison du Brexit mais elles y possèdent souvent un patrimoine déjà important si bien qu'elles vont pouvoir utiliser ces surfaces sans forcément en prendre à bail de nouvelles. Concernant les banques étrangères, celles-ci ont aussi parfois déjà des bureaux en Ile-de-France et sont capables de densifier leurs espaces pour accueillir de nouveaux arrivants.
Pour ce qui est de l’Europe, les demandes de bureaux liées au Brexit doivent souvent composer avec l’expansion du coworking et des nouvelles technologies. Cet environnement concurrentiel n’est donc pas propre au marché parisien : ces deux types d’acteurs ont par exemple concentré près des deux tiers des 360 000 m² de bureaux loués à Dublin en 2018. La tendance à la raréfaction de l’offre immobilière est plus généralement une tendance lourde du marché européen. Ainsi, comme à Paris, l’offre de bureaux de Dublin, Luxembourg, Amsterdam et Francfort a également été entamée par une activité locative très dynamique, si bien que les entreprises désirant s’installer dans ces villes en raison du Brexit n’y ont pas beaucoup plus de choix que dans la capitale française, dont le parc immobilier est en outre bien plus vaste que celui de ses concurrentes européennes.
Propos recueillis par Angeline DOUDOUX
David BOURLA, directeur Etudes et Recherche chez Knight Frank