Les faits ayant conduit à cet arrêt de la 3ème chambre civile de la Cour de cassation du 5 mars 2020 peuvent être résumés comme suit : une société civile immobilière avait vendu à un particulier, par acte du 19 septembre 2014, un studio d'une superficie de 20,74 mètres carrés.
Contestant la superficie du bien vendu, l'acquéreur a assigné sa venderesse en réduction proportionnelle du prix de vente et en remboursement des frais accessoires.
Au soutien de son action judiciaire, afin d’établir la preuve de la différence relevée entre la superficie réelle du bien et la superficie mentionnée dans l’acte de vente, l’acquéreur communiquait deux éléments de preuve officieux établis de façon unilatérale, c’est-à-dire à sa seule demande, sans la présence de la société civile immobilière, et en dehors de l’office du Juge :
- un certificat de mesurage effectué par un diagnostiqueur le 27 octobre 2014,
- un rapport d’expertise établi par un géomètre-expert le 11 décembre 2014.
La Cour d’appel de Toulouse, dans une décision du 18 février 2019, a rejeté les demandes formulées par l’acquéreur, considérant que même si ces documents techniques avaient été versés aux débats et soumis à la libre discussion des parties, ils avaient été effectués à la seule demande de l’acquéreur, sans la société civile immobilière qui n'avait pas été appelée pour y participer et qui en contestait la teneur.
Ce faisant, la Cour d’appel considérait ainsi que, afin de pouvoir être pris en considération, les documents techniques probatoires communiqués devaient non seulement avoir été soumis à la libre discussion des parties en cours d’instance, mais aussi avoir été établis en présence de toutes les parties concernées, ou à tout le moins après qu’elles avaient été appelées à y participer.
Cela revenait à exclure du champ des preuves possibles les rapports d’expertise officieux établis de façon unilatérale.
A l’’origine du pourvoi, l’acquéreur sollicitait la cassation de l’arrêt d’appel, au motif que « le juge ne peut refuser d'examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, particulièrement lorsqu'elle est corroborée par d'autres pièces ; qu'en refusant d'examiner le rapport d'expertise produit par M. F... motif pris que le juge ne peut se fonder exclusivement sur une mesure d'instruction amiable, quand M. F... produisait un second rapport d'expertise corroborant le premier, la cour d'appel n'a pas tiré les conséquences légales de ses constatations et a violé l'article 16 du code de procédure civile. »
L’article 16 du Code de procédure civile définit le principe du contradictoire comme suit : « Le juge doit, en toutes circonstances, faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
Il ne peut retenir, dans sa décision, les moyens, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d'en débattre contradictoirement.
Il ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu'il a relevés d'office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations. »
De jurisprudence constante, la Cour de cassation considère en application de cet article 16 que le principe du contradictoire est sauvegardé en présence d’un rapport d’expertise – officieux ou judiciaire - établi sans que toutes les parties concernées aient été appelées à y participer, dès lors que le rapport est soumis à la libre discussion des parties dans le cadre de l’instance (cf. en matière de rapport d’expertise officieux : Cass. Civ.1ère, 24 septembre 2002, n° pourvoi : 01-10.739 ; Cass. Civ.1ère, 11 mars 2003, n° pourvoi : 01-01.430 ; Cass. Civ.3ème, 23 mars 2005, n° pourvoi : 04-11.455 ; Cass. Civ.1ère, 17 mars 2011, n° pourvoi : 10-14.232).
La Cour de cassation admet ainsi la possibilité pour le juge de fonder sa décision sur un rapport d’expertise dans le cadre d’une instance au fond, y compris à l’égard d’une partie qui n’avait pas été appelée lors des opérations d’expertise.
Le rapport d’expertise est alors considéré comme un élément de preuve dont le juge apprécie souverainement la valeur et la portée, à condition bien entendu qu’il ait été versé aux débats et soumis à la discussion contradictoire des parties.
Cette solution n’a pas manqué de susciter de vifs débats, en particulier en présence de rapports d’expertise officieux établis en dehors de tout cadre judiciaire.
En effet, le rapport d’expertise judiciaire est l’aboutissement du travail d’un expert judiciaire tirant ses pouvoirs d’une décision de justice et tenu de respecter les règles de procédure civile régissant les opérations d’expertise judiciaire (en ce compris, du reste, le principe du contradictoire à l’égard des parties appelées à ces opérations d’expertise), tandis que le rapport d’expertise officieux est l’aboutissement du travail d’un expert soumis – aussi sérieux et compétent soit-il - à la dépendance économique de l’une des parties et non assujetti aux règles susvisées de procédure civile.
Certains faisaient valoir que pour être pris en compte, le rapport d’expertise officieux devait non seulement être soumis à la discussion contradictoire des parties dans le cadre de l’instance mais aussi corroboré par d’autres éléments de preuve, tandis que d’autres considéraient au contraire qu’il n’était pas nécessaire que le rapport d’expertise officieux soit corroboré par un autre élément de preuve, du moment qu’il était bien soumis à la libre discussion des parties.
D’autres, encore, persistaient à refuser de prendre en considération un rapport d’expertise officieux établi sans que toutes les parties concernées en aient été informées.
La chambre mixte de la Cour de cassation, par un arrêt remarqué du 28 septembre 2012 (n° de pourvoi 11-18.710), a tranché ainsi : « si le juge ne peut refuser d’examiner une pièce régulièrement versée aux débats et soumise à la discussion contradictoire, il ne peut se fonder exclusivement sur une expertise réalisée à la demande de l’une des parties ».
C’est donc avec l’appui de la chambre mixte, et dans le prolongement de sa jurisprudence (confirmée ensuite, en présence d’un rapport d’expertise officieux corroboré par un rapport d’expertise judiciaire, cf. Cass. Civ.3ème, 15 novembre 2018, n° pourvoi : 16-26.172), que par cet arrêt du 5 mars 2020, la 3ème chambre civile de la Cour de cassation a censuré la décision d’appel, au visa de l’article 16 du Code de procédure civile, comme suit :
« Il résulte de ce texte que le juge ne peut pas refuser d'examiner un rapport établi unilatéralement à la demande d'une partie, dès lors qu'il est régulièrement versé aux débats, soumis à la discussion contradictoire et corroboré par d'autres éléments de preuve.
En statuant ainsi, alors qu'elle avait constaté que les deux rapports avaient été soumis à la libre discussion des parties, la cour d'appel a violé le texte susvisé. »
Ainsi, la 3ème chambre civile de la Cour de cassation confirme sa jurisprudence et ajoute la précision suivante au regard des éléments de preuve devant nécessairement appuyer le rapport d’expertise officieux établi de façon unilatérale : il peut s’agir d’un élément de preuve unique et, surtout, d’un autre document officieux, sans nécessairement que doive être communiqué un document judiciaire.
Deux documents officieux établis alors même que l’une des parties n’en a pas été informée de sorte qu’elle n’a pu exposer ses arguments afin de tenter d’influer sur leurs conclusions, peuvent donc venir asseoir la condamnation du Juge, la contradiction imposée par l’article 16 du Code de procédure civile étant selon cet arrêt de la Cour de cassation rétablie par la libre discussion des parties sur les documents en cause dans le cadre de l’instance en cours.
Par Djinn QUEVREUX-ROBINE, Avocat counsel au sein du cabinet Martin&associés