"Il y a une profession que je trouve assez bluffante en ce moment, (…) c’est les experts-comptables. Je trouve qu’ils font un super job (…), ils sont très présents auprès des entreprises". L’économiste Nicolas Bouzou a souligné récemment le rôle de la profession du chiffre pour accompagner les entreprises dans le contexte actuel de crise économique due à la pandémie du Covid-19 (podcast du 15 avril). Même écho du côté de la députée Cendra Motin (LREM). "Les experts-comptables (…) font un boulot formidable en ce moment", ce sont "les médecins généralistes des entreprises", a-t-elle déclaré lors de l’examen en séance du second projet de loi de finances rectificative pour 2020, le 17 avril.
Des choix difficiles sans visibilité
Des médecins au chevet d’entreprises souvent en grande difficulté, et qui doivent s’adapter à ce contexte de crise inédite. Les experts-comptables sont en première ligne pour répondre aux demandes de leurs clients qui souhaitent bénéficier des dispositifs exceptionnels mis en place par le gouvernement (travail partiel, fonds de solidarité, prêt garanti par l’Etat, etc.).
"Cet accompagnement est très compliqué et frustrant car la législation d’urgence est très imprécise et change du soir au matin", témoigne Yves Lachat, associé au sein du groupe SFA en Alsace et responsable d’un bureau de 6 personnes. "Il faut sans cesse se mettre à jour des connaissances avec des informations contradictoires, nous devons revoir le portefeuille à chaque changement pour être certain de ne pas avoir oublié quelqu’un". Le fonds de solidarité, par exemple, évolue sans cesse depuis sa création fin mars, avec entre autres un élargissement de son périmètre (accès initial à partir de 70% de perte de chiffre d’affaires puis 50%…). Les textes tombent aussi en cascade depuis mi-mars sur le dispositif aménagé de chômage partiel, continuellement ajusté.
Mais Yves Lachat garde le cap. "En pleine crise, nous sommes mobilisés pour aider nos clients à prendre des choix difficiles sans visibilité". Un sentiment partagé par Thierry Croisey, président de Baker Tilly Strego : "chaque annonce gouvernementale est suivie de textes pour la mise en œuvre. Fatalement, il y a des interprétations et des contradictions. C’est normal. Il faut faire preuve de tolérance et garder son sang froid et appliquer les consignes autant que faire se peut dans l’intérêt des entreprises" (lire notre interview).
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Attente de codes pour les demandes de chômage partiel
Le travail des experts-comptables est aussi rendu plus ardu à cause de problèmes d’accès à certains dispositifs de soutien gouvernementaux. Des professionnels font remonter des dysfonctionnements. "Nous rencontrons de grandes difficultés avec les demandes de chômage partiel : attente interminable de codes, codes erronées, pas d’interlocuteur…", explique Ivan Tocchio, dirigeant des cabinets Expert&conseil et Expert&audit (10 personnes) à Saint-Rémy-de-Provence dans les Bouches-du-Rhône. "Nous passons beaucoup de temps à faire et refaire des dossiers fastidieux".
"De très nombreuses entreprises ont reçu des codes d’accès leur permettant d’accéder à des comptes d’autres établissements/entreprises", confirme le Conseil supérieur de l’ordre des experts-comptables (CSOEC). La faute à un "traitement en masse des habilitations des entreprises, mis en place par l’ASP [Agence de services et de paiement] pour accélérer les délais de traitement". Ces incidents, remontés au ministère du travail fin mars, seraient "en cours d’analyse pour correction". Mais, fin avril, le problème ne semble toujours pas résolu. "Pour certains dossiers enclenchés dès le 16 mars, nous n’avons toujours pas reçu les (bons) codes !", déplore Ivan Tocchio. Combiné au fait que le dispositif évolue sans cesse - "les décrets s’enchaînent" -, "nos deux gestionnaires de paie sont en grande difficulté pour les bulletins de salaires de mars, indique l’expert-comptable. Ils refont 3-4 fois la même chose. C’est l’enfer".
"Leur survie est aussi la nôtre"
Ces difficultés entraînent un surcroît de travail dans de nombreux cabinets comptables. "Pendant quinze jours, les principaux collaborateurs du bureau n’ont traité que des demandes d’aides liées à la crise et rien d’autre, indique Yves Lachat. Ils n’ont pas pu travailler sur les bilans" (le dépôt des liasses fiscales a été repoussé au 30 juin). Chez Ivan Tocchio, les bilans ne sont même pas encore à l’ordre du jour. La petite structure est sous l’eau.
Cette charge de travail accrue est en lien avec l’inquiétude des clients. "La quantité de mails à traiter et les appels téléphoniques des clients augmentent de façon vertigineuse eu égard à la conjoncture angoissante que subissent nos clients qui sont à l‘arrêt", glisse Yves Lachat. "Nous avons beaucoup de craintes pour l’avenir de nos clients qui souffrent ; notamment l’évènementiel, le sport, le tourisme, etc.". Même constat du côté d’Ivan Tocchio. "Nos clients demeurent très angoissés par cette situation anxiogène". L’expert-comptable fait tout pour les rassurer. Au début de la crise, "nous avons contacté immédiatement chaque client un par un pour échanger avec eux sur les mesures d’urgence à mettre en œuvre pour survivre à cette période troublée". "On fait un peu pompier, un peu psy", résume Yves Lachat.
Les clients sont inquiets, et les experts-comptables aussi car cette situation économique les impacte nécessairement. "La rentabilité du cabinet est directement liée à celle de nos clients", souligne Ivan Tocchio (lire également l'interview de Cyril Degrilart). "On se bat pour eux mais aussi pour nous. Leur survie est aussi la nôtre". Pour aider les cabinets, le CSOEC a mis en place, avec la Compagnie nationale des commissaires aux comptes, une cellule d’écoute (SOS cabinets EC/CAC) permettant aux professionnels du chiffre de faire part des difficultés qu’ils rencontrent dans l’exercice de leurs missions et de trouver des solutions.
Céline CHAPUIS
Cette information a été publiée sur le site actuEL Expert-comptable