Cela fait de nombreuses années que sont soulevés le problème de la consommation de drogues en milieu professionnel et la question de savoir dans quels cas et selon quelles modalités l’employeur est en droit de vérifier si certains salariés ne se trouvent pas sur leur lieu de travail sous l’emprise de stupéfiants. Rapports et avis se succèdent mais un véritable encadrement juridique fait défaut. En prenant position sur la clause d’un règlement intérieur relative à la mise en œuvre par l’employeur de tests salivaires de détection de produits stupéfiants, le Conseil d’Etat apporte une première pierre à cet encadrement.
Le litige dont était saisi la Haute Juridiction administrative trouve son origine dans le projet de règlement intérieur d’une entreprise du secteur du bâtiment prévoyant, pour les salariés affectés à certains postes dits « hypersensibles » ayant été identifiés en collaboration avec le médecin du travail et les délégués du personnel, la possibilité d’un contrôle aléatoire pour vérifier qu’ils ne soient pas sous l’emprise de stupéfiants durant l’exécution de leur travail. Il était prévu que ce contrôle aurait lieu au moyen d’un test salivaire pratiqué par un supérieur hiérarchique ayant reçu une information appropriée sur la manière d'administrer le test et d’en lire le résultat, que le salarié pouvait demander une contre expertise devant être effectuée dans les plus brefs délais et qu’il s’exposait à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement en cas de contrôle positif. Ce test ne permettait pas d'identifier précisément la catégorie de drogue consommée mais simplement d'établir qu'il y avait bien eu consommation d’une des 6 substances illicites détectables.
L’inspecteur du travail saisi de ce projet en application de l’article L 1321-4 du Code du travail avait estimé que certaines dispositions de celui-ci portaient une atteinte aux libertés individuelles des salariés disproportionnée au but de sécurité recherché. Il avait, pour ce motif, enjoint à l’entreprise de retirer la clause autorisant la pratique du test par un supérieur hiérarchique et celle prévoyant des sanctions en cas de contrôle positif. La décision de l’inspecteur du travail a été annulée par le tribunal administratif (TA Nîmes 27-3-2014 n° 1201515). Mais, sur recours du ministre du travail, ce jugement a lui-même été annulé par la cour administrative d’appel de Marseille, cette dernière estimant que de tels tests salivaires impliquent, à la différence des contrôles d’alcoolémie par éthylotest, un prélèvement d'échantillons biologiques contenant des données biologiques et cliniques soumises au secret médical ce qui excluait qu'ils puissent être pratiqués et leurs résultats interprétés par l’employeur ou un supérieur hiérarchique (CAA Marseille 21-8-2015 n° 14MA02413). Le Conseil d’Etat tranche le litige dans un tout autre sens.
Un test salivaire ne nécessite pas le recours au médecin du travail
Le Conseil d’Etat considère qu’un test salivaire tel que celui envisagé en l’espèce par l’employeur a pour seul objet de révéler, par une lecture instantanée, l'existence d'une consommation récente de produits stupéfiants. Il précise qu’il ne constitue pas, en conséquence, un examen de biologie médicale au sens du Code de la santé publique nécessitant d’être réalisé par un biologiste médical ou sous sa responsabilité. N’ayant pas pour objet d'apprécier l'aptitude médicale des salariés à exercer leur emploi, il ne requiert pas non plus l'intervention d'un médecin du travail. Enfin, le Conseil d’Etat souligne qu’aucune autre règle ni aucun principe ne réservent le recueil d'un échantillon de salive à une profession médicale. Rien ne s’oppose dès lors, selon lui, à ce qu’un test salivaire soit dans certains cas pratiqué par l’employeur ou par un supérieur hiérarchique. Il précise que si les résultats de ce test ne sont pas couverts par le secret médical, l'employeur et le supérieur hiérarchique désigné pour le mettre en oeuvre sont tenus à cet égard au secret professionnel.
En écartant la nécessité de l’intervention du médecin du travail, le Conseil d’Etat va à l’encontre des préconisations du CCNE (Comité consultatif national d’éthique) pour qui le dépistage de drogues illicites en milieu de travail, ne pouvant en l’état des connaissances être réalisé que par la voie de tests salivaires, devrait être mis en œuvre sous la seule responsabilité du service de santé au travail (Avis CCNE 114 du 19-5-2011). L’administration aussi estimait que seul un médecin - médecin du travail de préférence ou en exercice et inscrit au Conseil national de l'Ordre - pouvait pratiquer des prélèvements sur un salarié, par l’utilisation de tests salivaires ou autres (guide pratique « Repères pour une politique de prévention des risques liés à la consommation de drogues en milieu professionnel » : Documentation française, 01-2012). En revanche, pour le Conseil national de l'Ordre des médecins, ce type de dépistage ne paraissait pas faire partie des missions du médecin du travail même si ce dernier a un rôle de conseil dans la prévention de l'usage de drogues ou d'alcool sur le lieu de travail (Lettre Cnom du 3-9-2012). Dans l’esprit du Cnom il s’agissait d’une question d’indépendance du médecin du travail qui n’avait pas à pratiquer ces tests à la demande de l’employeur. Mais sans doute pas d’une incitation à les faire pratiquer par l’employeur lui-même, la lettre précitée précisant, au demeurant, que dans l’hypothèse où le médecin du travail n'effectuerait pas le dépistage mais en recevrait les résultats, non communicables à l'employeur, il lui appartiendrait d’en tirer les conséquences en toute indépendance.
Mais il ne peut être pratiqué que sous certaines conditions
Pour estimer, jugeant ainsi l’affaire au fond, que le règlement intérieur n’apportait pas en l’espèce une atteinte disproportionnée aux droits et libertés des salariés, et ne méconnaissait donc pas les articles L 1121-1 et L 1321-3 du Code du travail, le Conseil d’Etat relève plusieurs éléments. Tout d’abord le fait que ledit règlement réservait les contrôles aléatoires de consommation de stupéfiants aux seuls postes dits « hypersensibles », pour lesquels l'emprise de la drogue constitue un danger particulièrement élevé pour le salarié et pour les tiers. La Haute Juridiction administrative confirme ainsi ce qui était admis par le CCNE et l’administration ainsi que par les juridictions inférieures ayant eu à se prononcer sur la question : un tel dépistage aléatoire doit être réservé aux salariés dont l'état d'emprise sous une drogue est, de par la nature de leurs fonctions, susceptible de créer un danger certain pour l’intéressé ou pour des tiers (conduite de véhicules, manipulation de produits ou de matériels dangereux…).
Le Conseil d’Etat relève aussi que le règlement intérieur reconnaissait aux salariés ayant fait l'objet d'un test salivaire positif le droit d'obtenir une contre expertise médicale. Il admet, comme le soulignait la cour administrative d’appel, les risques d’erreurs pouvant résulter de ces tests en l’état des techniques disponibles. Mais ces risques sont pour lui contrebalancés par le droit pour le salarié de demander une contre expertise. Il apporte en outre une précision qui ne figurait pas dans les dispositions litigieuses : cette contre expertise doit être à la charge de l'employeur. Comme précédemment relevé, il pose une autre condition : l’obligation pour l’employeur et le supérieur hiérarchique ayant pratiqué le test de respecter le secret professionnel sur les résultats de celui-ci. Enfin, il justifie aussi la licéité des tests salivaires au regard de l’obligation de sécurité à laquelle l’employeur est tenu en application de l’article L 4121-1 du Code du travail.
Un résultat positif justifie une sanction disciplinaire
Pour la Haute Juridiction administrative, le règlement intérieur autorisant le recours à un test salivaire dans les conditions ci-dessus énoncées pouvait valablement prévoir que le salarié s’exposait, en cas de contrôle positif, à une sanction disciplinaire pouvant aller jusqu’au licenciement. La solution découle de ce que le Conseil d’Etat avait au préalable estimé que le test salivaire n’avait pas pour objet d'apprécier l'aptitude médicale des salariés à exercer leur emploi, ne requérait pas de ce fait l’intervention du médecin du travail ou de tout autre professionnel de santé, et n’était pas dès lors soumis au secret médical.
Ce faisant, le Conseil d’Etat invalide la position adoptée en l’espèce par l’inspecteur du travail et la cour administrative d’appel de Marseille. Il remet aussi en cause celle préconisée par l’administration dans le guide pratique « Repères pour une politique de prévention des risques liés à la consommation de drogues en milieu professionnel » (Documentation française, 01-2012). Il y était en effet indiqué que l’employeur ne peut pas sanctionner un salarié dont le test salivaire se révèle positif, l’interprétation des résultats et les suites à y donner appartenant au médecin du travail et l’employeur ne pouvant avoir connaissance des résultats des tests.
On peut par ailleurs se demander si la présente décision du Conseil d’Etat n’induit pas une évolution à venir de sa jurisprudence sur les conséquences d’un contrôle positif du taux d’alcoolémie des salariés constaté au moyen d'un éthylotest. En effet, dans des arrêts anciens, jusqu’ici non remis en cause à notre connaissance, la Haute Juridiction administrative a jugé que le contrôle par éthylotest prévu par un règlement intérieur ne pouvait avoir pour objet que de prévenir ou de faire cesser immédiatement une situation dangereuse, et non de permettre à l'employeur de faire constater par ce moyen une éventuelle faute disciplinaire (CE 9-10-1987 n° 72220 ; CE 12-11-1990 n° 96721). Or, s’agissant en l’espèce d’un règlement intérieur qui prévoyait des mesures de contrôle « drogue et alcool », spécifiques aux postes à risques, on peut douter que le Conseil d’Etat ait entendu distinguer selon que la vérification opérée par l’employeur porte sur l’emprise du salarié sous l’une ou l’autre substance et sur le recours au test salivaire dans un cas et à l’éthylotest dans l’autre.
Si cette évolution devait se confirmer, il en résulterait un rapprochement avec la jurisprudence de la chambre sociale de la Cour de cassation qui admet la légitimité d'une sanction disciplinaire faisant suite à un contrôle d'alcoolémie positif, pouvant le cas échéant aller jusqu'au licenciement pour faute grave (Cass. soc. 22-5-2002 n° 99-45.878 FS-PB ; Cass. soc. 24-2-2004 n° 01-47.000 F-D). S’agissant du recours par l’employeur à des tests salivaires de dépistage de stupéfiants, la chambre sociale n’a pas encore eu l’occasion de statuer sur les conditions de sa licéité. Mais elle a admis le licenciement pour faute grave du steward d'une compagnie aérienne, faisant à ce titre partie du « personnel critique pour la sécurité des vols », ayant consommé des drogues dures au cours d'escales entre deux vols - ce que l'intéressé avait reconnu devant la police locale - et qui se trouvait toujours sous l'influence de celles-ci lors de la reprise de ses fonctions (Cass. soc. 27-3-2012 n° 10-19.915 FS-PB).