Depuis quelques mois, le paysage juridique français a vu fleurir nombre de nouveaux sites juridiques proposant aux justiciables de les aider dans leurs démarches devant les tribunaux. Ces plateformes internet ont mis en place des solutions informatiques qui automatisent les formalités administratives et la saisine du juge compétent. C'est cette pratique que l'on appelle "l'ubérisation du droit".
Face à cette abondance d'offres, la profession d'avocats a réagi. Ainsi, certains Ordres ont-ils décidé de mettre en place des solutions de mise en contact interactive des particuliers et des entreprises avec des avocats spécialisés. De son côté, le Conseil National des Barreaux s'apprête à mettre en service une plateforme collaborative à destination de tous les avocats français. Enfin, le législateur travaille actuellement à la mise en place de mesures d'encadrement de l'économie collaborative à la suite du rapport de Pascal Terrasse, député de l'Ardèche.
Lors d'un colloque organisé par le Barreau des Hauts-de-Seine intitulé « L'économie collaborative est-elle une alternative à l'ubérisation des avocats ? » et animé par les avocats Yann Leclerc et Jean-Victor Prevost, ont été évoqués les risques liés à l'ubérisation du droit mais aussi les perspectives offertes par l'économie collaborative. Le professeur Bruno Dondero a introduit le sujet tandis que le député de l'Ardèche Pascal Terrasse a donné le point de vue de l’institution et le Bâtonnier Patrick Le Donne celui de l’Ordre des avocats.
Nous reproduisons ci-dessous les interventions de deux avocats : Stéphanie Némarq, avocat en droit fiscal au cabinet CMS Bureau Francis Lefebvre et Pascal Schiele, avocat chez Ernst & Young.
La première analyse les conséquences des nouvelles pratiques collaboratives pour les avocats. Le second livre la pratique d’une plateforme fiscale et sociale, eTaxClaim, mise en place par le Cabinet Ernst & Young.
Intervention de Me Stéphanie Némarq, avocat CMS Bureau Francis Lefebvre
Tout d’abord, je tiens à remercier mes confrères Yann Leclerc et Jean-Victor Prevost de m’avoir proposé d’intervenir aujourd’hui sur le droit de l’économie collaborative. Une thématique au cœur de l’actualité à laquelle j’ai consacré plusieurs articles et différentes interventions lors de conférences et de colloques, notamment début mai à Bilbao, à l’occasion du séminaire franco-espagnol organisé par la section internationale de l’ACE (Association des avocats conseils d’entreprises).
Aujourd’hui, cela me donne l’opportunité d’aborder un sujet essentiel à mes yeux : comment l’avocat, professionnel au plus près des préoccupations des entrepreneurs, peut-il et doit-il s’adapter à cette nouvelle économie fondée sur la mise en relation via des plateformes en ligne ?
Autrement dit, quelles perspectives l’économie collaborative lui offre-t-elle ?
Pour répondre à ces questions qui conditionnent selon moi l’avenir de notre profession, j’ai défini trois axes d’analyse :
- Qui sont nos clients de demain ?
- Quels sont leurs besoins et leurs attentes ?
- Comment l’avocat 2.0 va-t-il relever ce défi en évitant les pièges du tout-numérique ?
I. Qui sont nos clients de demain ?
Quand j’ai commencé à m’intéresser à l’économie collaborative, voilà quelques années, et aux impacts qu’elle pouvait avoir sur mon activité, mon premier exercice a consisté à identifier les acteurs économiques concernés.
J’en ai identifié quatre :
- les particuliers, personnes physiques appelées « utilisateurs », « adhérents » ou « membres », qui pratiquent l’économie collaborative à titre principal ou complémentaire. Les questions qu’ils se posent en fiscalité sont les suivantes : Comment vais-je être imposé ? Quelles formalités déclaratives dois-je accomplir ? Quel est le risque encouru si je ne déclare pas correctement mes revenus collaboratifs ? Sous quel statut puis-je exercer mon activité, qu’elle soit principale ou complémentaire ?
- les plateformes de mise en relation. Il en existe environ 300 aujourd’hui. Elles s’interrogent sur leurs obligations fiscales et cherchent à développer leur activité avec un minimum de contraintes administratives. Là encore, nous sommes en présence d’entrepreneurs.
- les entreprises traditionnelles qui redoutent souvent l’arrivée de nouveaux acteurs économiques et qui dénoncent parfois un traitement juridique et fiscal différent appliqué à des activités similaires, elles parlent d’ailleurs de concurrence déloyale, comme ce fut le cas pour les chauffeurs de taxi et les hôteliers. Mais le plus souvent, ces entreprises s’adaptent et recherchent des solutions innovantes pour continuer à exister et à se développer. Là encore, ce sont des entrepreneurs.
- Enfin, les pouvoirs publics, qui ne sont ni des entrepreneurs, ni des clients des avocats. Ils cherchent à engranger des recettes sans pour autant freiner ce nouveau moteur de croissance que constitue l’économie collaborative. Le cadre législatif de cette dernière va fortement dépendre de leur analyse.
Parmi l’ensemble de ces acteurs, il existe un point commun à 3 d’entre eux : à l’exception des pouvoirs publics, ils sont tous entrepreneurs.
Pour les défendre, les conseillers, les orienter, l’avocat doit faire preuve de plusieurs qualités essentielles qui demain deviendront indispensables.
La première de ces qualités est la flexibilité. Pour les start-ups, les changements de produit, de concept, de business model sont très fréquents et l’avocat doit adapter son analyse juridique très rapidement. Par ailleurs, si la valeur d’une entreprise dans le secteur numérique peut croître très rapidement, elle peut fondre, de sorte que les préoccupations des entrepreneurs évoluent vite et de manière erratique ce qui implique que l’avocat adapte sa stratégie de défense lors d’un litige et apprenne à moduler son conseil.
Le pendant de cette flexibilité, c’est la réactivité. Les utilisateurs des plateformes sont habitués à un temps de réaction très court (on parle de clics) et nos clients de demain vont en attendre presque autant de leur conseil.
L’avocat doit encore acquérir et maîtriser le vocabulaire adapté : blockchain, bitcoin, crowdlending… ces mots ne devront plus avoir aucun secret pour nous, car il est impossible de conseiller un client sans comprendre son produit, son activité et sa valeur ajoutée. L’avocat doit encore anticiper les évolutions économiques, identifier les secteurs d’activité en croissance, en déclin ou en mutation. Cela lui permettra de mieux comprendre son client et de déterminer vers quels secteurs s’orienter.
J'ai ciblé ici quelques tendances socio-économiques que les avocats ne doivent pas perdre de vue parce qu’elles vont nécessairement changer la donne.
Tout d’abord en droit social : l’annonce de la transition du salariat vers le travail indépendant donnera assurément lieu à l’adaptation du Code du travail. Pour le législateur, il conviendra d’attacher des droits à la personne qui travaille et non plus au contrat de travail.
Autre exemple en droit bancaire : la suppression du monopole bancaire par la loi Macron a permis l’émergence des plateformes de financement collaboratif et d’un nouveau statut, celui de "particulier-banquier", qui permet à une personne physique d’investir, sous certaines conditions, de l’argent dans un projet de financement participatif.
En droit de la consommation : le développement du covoiturage et l’accès simplifié au VTC a parfois induit le renoncement à la possession d’un véhicule. Les assureurs, pour ne parler que d’eux, devront désormais dissocier l’usage et la propriété et concevoir des couvertures d’assurance plus ponctuelles. Enfin, dans le secteur automobile toujours, la voiture dite « autonome », c’est-à-dire sans conducteur, aura pour conséquence là encore une mutation du secteur des assurances automobiles.
Dans ce cadre évolutif, il est pour moi essentiel pour les avocats de participer à des groupes de réflexion, d’assister à des conférences, d’échanger avec un maximum d’acteurs et de décideurs attentifs aux évolutions technologiques, à l’origine des mutations économiques que nous connaissons.
II. Quels sont les besoins et les attentes des clients de demain ?
Il va de soi qu’il est aujourd’hui plus que jamais indispensable pour l’avocat de se tenir à jour en temps réel les lois et règlements applicables afin d’anticiper les questions de ses clients et de mieux les conseiller.
Prenons un exemple : la loi de financement rectificative pour 2016, parue fin 2015, a mis en place de nouvelles obligations fiscales pour les plateformes collaboratives (voir La Quotidienne du 7 janvier 2016). En bref, ces nouvelles obligations consistent, d’une part, à informer de ses obligations fiscales et sociales l’utilisateur qui réside en France ou qui réalise des ventes ou des prestations de service en France et, d’autre part, de lui adresser chaque année un relevé des revenus qu’il a perçus au cours de l’année N-1. Ces dispositions, qui seront applicables aux transactions réalisées à partir du 1er juillet 2016, posent question. On ignore précisément quelles informations devront être transmises. En outre, les plateformes vont devoir traiter des informations très variées (mise à disposition d’appartements meublés, transport de personnes, vente de biens, etc.) venant d’utilisateurs tout aussi variés : particuliers, auto-entrepreneurs, professionnels, etc. Enfin, comment contraindre les plateformes étrangères à se soumettre à ces nouvelles obligations ? Autant dire que le décret d’application de ce texte est attendu.
Par ailleurs, la profession doit acquérir une plus grande approche du droit sous un angle « business » : nos clients nous demandent d’innover pour leur permettre de s’adapter à des activités nouvelles. J’échangeais récemment avec un responsable de plateforme de financement en ligne qui me demandait si je m’étais déjà interrogée sur l’application légale du délai de rétractation d’un consommateur qui s’engage depuis une plateforme. La réponse n’est pas dans les textes qui n’intègrent pas encore ces situations, d’où la nécessité de s’interroger en amont pour être prêt à proposer des solutions.
Enfin, l’avocat doit prendre en compte la dimension internationale des activités puisque l’une des caractéristiques essentielles de l’économie numérique tient dans l’extension mondiale permise par les réseaux en ligne. En l’absence d’harmonisation des lois entre Etats, y compris européens, nous devons disposer d’informations très fiables pour suivre nos clients à l’étranger. Soit en les conseillant, soit en leur recommandant des confrères compétents. D’où l’importance de connaître les législations locales et d’entretenir un solide réseau de conseils spécialisés. Lors du séminaire organisé par l’ACE que j’évoquais plus haut, j’ai appris par exemple qu’en matière de prêt participatif, la réglementation espagnole est à ce jour particulièrement contraignante et que l’instabilité gouvernementale actuelle constitue un frein à l’obtention de certains agréments indispensables à l’ouverture de plateformes dans ce secteur.
On le voit, les attentes de nos clients vont bien au-delà de l’application d’un texte, de la revue contractuelle ou de la représentation devant les instances. L’enjeu pour nous consiste à s’intégrer intelligemment dans le paysage de l’économie numérique en train de se mettre en place.
III. Comment l’avocat 2.0 va-t-il relever ce défi en évitant les pièges du tout-numérique ?
Tout d’abord, les avocats vont avoir accès à de nouveaux outils technologiques (plateformes, logiciels, etc.) tels que ceux effectuant des analyses juridiques dites "basiques" : recherche de cas similaires, analyse ou formulation d’une recommandation. Un site propose par exemple d’établir des statistiques sur la base de la jurisprudence passée pour évaluer les chances de succès d’une action ; cela permettrait aussi d’évaluer les success fees négociés entre l’avocat et son client.
Ces nouveaux outils, les avocats devront apprendre à les maîtriser, à connaître leurs limites (risques en termes de responsabilité et de respect de la confidentialité notamment).
L’analyse de la jurisprudence par un logiciel reste aléatoire. Les faits propres à chaque espèce sont déterminants dans l’établissement d’une stratégie et on peut s’interroger sur la responsabilité de l’avocat qui utilise ce type de logiciel. Comme on peut s’interroger sur la sécurisation du point de vue de la confidentialité des messageries gratuites, telles que Gmail, que certains confrères utilisent.
Peut-être que demain, l’avocat 2.0 aura le rôle de bâtisseur du droit ! En contact au quotidien avec des entrepreneurs, il est en première ligne pour constater les inadaptations du droit aux nouvelles activités. Il pourrait ainsi jouer le rôle de relai entre la pratique et le législateur. Devenir force de proposition comme il l’est déjà parfois. Rappelons que dans le secteur du prêt participatif, la loi rectificative pour 2015 a autorisé à compter du 1er janvier 2016 la déduction fiscale en matière d’impôt sur le revenu pour les particuliers qui subissent une perte en capital (La Quotidienne du 15 janvier 2016). Ce point a été introduit dans la loi suite à un amendement inspiré par des avocats qui voyaient là une incohérence légale.
En conclusion, une série de questions.
Les avocats doivent-ils ressembler à cette nouvelle économie pour la comprendre ? Doivent-ils intégrer le mode collaboratif dans leurs modes d’exercice ?
Lorsqu’on parle de l’ouverture du capital des cabinets d’avocats, peut-on envisager le financement de ces cabinets via des plateformes en ligne ?
S’agissant des « legaltech » (services juridiques en ligne), quels sont leurs avantages et leurs risques ? Les avantages nous l’avons vu sont l’accessibilité, le gain de temps, la baisse des coûts. Et, en effet, pourquoi ne pas tirer avantage des nouvelles technologies pour rédiger des statuts types, des pactes d’actionnaires, une réclamation fiscale ? Reste que certains dossiers nécessitent l’accès à l’avocat dans le cadre d’un rapport privilégié, au risque de perdre en confidentialité, d’affecter le lien de proximité et de confiance mais aussi de manquer d’informations sur le contexte d’une opération pour délivrer un conseil optimal.
Posture extrême, un confrère proposait récemment de donner une opinion juridique via Twitter… en 140 caractères seulement !
Faut-il limiter le conseil via des plateformes à certaines situations : lorsque le droit est tranché, le contexte simple, les enjeux humains et financiers limités ?
Faut-il faire évoluer nos règles de déontologie ? Rappelons que parmi les mentions obligatoires pour identifier un avocat figure encore son adresse postale !
L’avocat pourra-t-il un jour être remplacé par une intelligence artificielle ? Le cabinet d’avocat américain Baker & Hostetler, fondé il y a un siècle, vient d’embaucher son premier juriste à intelligence artificielle. Ce premier avocat numérique est né d’un partenariat entre le cabinet, une start-up (Ross Intelligence) et IBM.
Autant de questions qui nous conduisent à cette ultime et fondamentale question : quelle est la vraie valeur ajoutée de l’avocat ?
Intervention de Me Pascal Schiele, avocat chez Ernst & Young
Le cabinet Ernst & Young a créé une plateforme permettant au justiciable d’entrer en contact avec un avocat en vue de lui soumettre un dossier. Ce service, baptisé eTaxClaim, concerne essentiellement les contentieux fiscaux et sociaux devant aboutir à des restitutions de prélèvements indus.
Une remarque préalable en guise d’introduction. Si l’on s’achemine aujourd’hui vers une modernisation globale des services, la prestation juridique n’y échappant pas, on observe dans le même temps, et assez paradoxalement, un autre mouvement : les contentieux sont de plus en plus envahis par des éléments factuels qui étouffent les règles de droit, y compris devant les juridictions suprêmes. Un récent colloque a d’ailleurs permis à des magistrats de le souligner. Glissons-nous progressivement vers un système de common law, ce qui serait tout aussi paradoxal à l’heure où la réglementation est de plus en plus dense ? Reste que si cette tendance venait à se confirmer, la mécanisation de la prestation juridique pourrait être plus difficile à mettre en œuvre qu’annoncée.
C’est la raison pour laquelle la plateforme e-TaxeClaim, standardisée, ne se concentre que sur des dossiers fiscaux et sociaux ne posant aucune difficulté technique ou juridique. Autrement dit, seulement sur des affaires déjà tranchées pour lesquelles le justiciable n’a qu’à introduire une demande dans les délais. Ce service ne demande pas de valeur ajoutée de la part de l’avocat. C’est, en quelque sorte le « prêt-à-porter » de son activité comparé à la « haute couture » qui requiert un travail plus approfondi sur des considérations factuelles, qui exige de rencontrer et de travailler avec son client ou encore qui appelle l’intervention d’experts.
Comment fonctionne eTaxeClaim ? Très simplement. En quelques clics l’affaire est engagée, sans que le client ait à pousser la porte du cabinet pour rencontrer un avocat, ce qui lève une barrière psychologique évidente. Le contribuable qui souhaite obtenir une restitution d’impôts vient donc sur notre plateforme. Il consulte les offres et se rend compte qu’il est potentiellement concerné par l’une d’elles. Il s’identifie en déclinant son identité et nous communique les pièces justificatives demandées dans le cadre de l’offre. L’avocat qui se saisit du dossier reçoit ces documents, il les consulte et s’il juge que le contribuable est bien concerné par l’offre, il lui propose d’instruire sa demande. L’offre est alors contractualisée, les honoraires demandés sont acquittés et l’équipe d’Ernst & Young se mobilise. Naturellement, le site et le système ont été validés d’un point de vue déontologique de même qu’au regard du secret professionnel et de la confidentialité. J’ajoute que nous nous sommes donnés les moyens de répondre rapidement aux demandes.
Concernant les honoraires, partant du constat que les offres sont standardisées et que les problématiques sont connues et déjà tranchées, nous avons opté pour des honoraires fixes de 150 à 500 € TTC avec un taux de success fees permettant au contribuable de ne pas engager trop de fonds. Il ne débourse d’ailleurs ces honoraires qu’une fois le contrat signé, l’évaluation préalable n’étant pas facturée. C’est seulement quand l’affaire aboutit, que les restitutions attendues sont opérées et les success fees facturés au client.
Ce système qui avait été pensé pour les personnes physiques a été élargi aux entreprises, notamment pour les contentieux de masse, pour un montant d’honoraires de l’ordre de 3000 € TTC avec des success fees de 9 %.
Je terminerai en signalant que ce projet et sa mise en œuvre ont suscité beaucoup d’enthousiasme au sein du cabinet. Les avocats ont eu le sentiment de participer à la modernisation de la profession tout en s’inscrivant dans sa tradition séculaire, qui tend à faciliter l’accès à la prestation juridique dans un cadre transparent, en termes d’honoraires notamment.
Laurent MONTANT