Le régime fiscal d’un abandon de créance financier dépend, dans certains cas, de son effet sur la valeur des titres du bénéficiaire de l’aide
Sur le plan comptable, l'abandon ne constitue jamais une majoration du prix d'achat, mais une charge.
De même, sur le plan fiscal, un abandon de créance à caractère financier n'est en principe pas déductible et doit être réintégré en totalité au résultat imposable de la société qui l'octroie (CGI art. 39, 13), même lorsque seule une fraction de son montant est à considérer comme un complément d’apport à incorporer au prix de revient des titres de la filiale.
En revanche, dans le cas d’une société en difficulté et pour les exercices clos depuis le 4 juillet 2012, la déduction totale ou partielle d'un abandon de créance à caractère financier est admise à hauteur de la fraction qui n’est pas considérée comme un supplément d'apport. Les dispositions de l’article 39, 13 du CGI (modifié par la loi de finances rectificative pour 2012) ont en effet légalisé et limité à cette catégorie d’entreprises les principes établis de longue date par la jurisprudence et par l’administration suivant lesquels un abandon de créance à caractère financier ne constitue une charge déductible pour la société qui le consent que s’il n’a pas pour effet d’augmenter la valeur de la participation de cette société dans sa filiale (CE 30-4-1980 n° 16253 et BOI-BIC-BASE-50-20-10 n° 60).
Cette règle concerne l’appréciation de la déductibilité des aides à caractère financier consenties dans le cadre (CGI art. 39, 13) :
– de procédures de conciliation, de sauvegarde, de redressement ou de liquidation judiciaire qui sont les seules susceptibles d’ouvrir droit à une déduction fiscale,
– à une entreprise étrangère placée sous une procédure d'insolvabilité mentionnée à l'annexe A du règlement CE n° 1346/2000 (BOI-BIC-BASE-50-20-10 n° 63).
La valeur des titres est généralement déterminée d’après la situation nette du bénéficiaire, présumée représenter la valeur réelle
La loi précitée prévoit expressément que ces aides sont déductibles (CGI art. 39, 13) :
à hauteur de la situation nette négative de l'entreprise qui en bénéficie,
et, pour le montant excédant cette situation nette négative, à proportion des participations détenues par d'autres personnes que l'entreprise qui consent les aides.
Cette règle s’appuie sur une approche patrimoniale de la valorisation de la filiale, comme explicité dans les conclusions du rapporteur public Bruno Martin Laprade sous l’arrêt précité de 1980. Selon elle :
une aide à fonds perdus à une filiale a pour effet d’augmenter à due concurrence l’actif net de cette filiale,
ce qui implique une augmentation exactement proportionnée de la valeur mathématique des actions de la société concernée, pour autant que son actif net comptable ne soit pas devenu négatif.
Ainsi, une augmentation de la valeur mathématique :
doit être présumée représenter une augmentation de même montant de la valeur réelle des actions,
sauf, pour la société qui détient ces actions, à établir que l’actif net résultant du bilan de sa filiale dissimulait une situation nette réelle négative.
Cette approche est ainsi fondée sur le seul critère de la situation nette comptable de la société bénéficiaire de l’aide sous réserve d’ajustements limités :
l’unique correction évoquée dès l’origine par les juges consiste à substituer aux valeurs figurant au bilan la valeur réelle de chacun des postes concernés afin de prendre en compte la situation nette réelle de la société bénéficiaire de l’abandon plutôt que sa situation nette comptable,
la jurisprudence a admis par la suite que l’administration était en droit de remettre en cause les écritures comptables de la filiale ayant un effet sur la détermination de sa situation nette réelle, dans l’hypothèse d’une (provision pour) dépréciation de stock inscrite en comptabilité, mais dépourvue de justification (CE 30-12-2009 n° 297274).
A notre avis :
Aucune correction ne devrait en revanche être apportée à la situation nette comptable dans l’hypothèse d’une provision justifiée sur le plan comptable, mais non déductible fiscalement. En effet, une telle provision affecte bien la valeur des titres de la filiale.
L’administration, dans son Bofip, s’est parfaitement alignée sur cette approche patrimoniale (BOI-BIC-BASE-50-20-10 nos 80 s.).
Par suite, et en application stricte de ces principes, la cour administrative d’appel de Versailles a jugé que (CAA Versailles 6-10-2010 n° 18VE02221) :
la situation nette négative d’une société ne peut être valablement établie par l’utilisation de méthodes de nature économique (évaluation de la rentabilité de l’actif, valorisation par les flux futurs, valorisation liquidative…) tendant à démontrer que la valeur marchande de la société est restée nulle postérieurement à l’abandon de créance ;
ces méthodes ne consistant pas en un ajustement de la situation comptable pour tenir compte de la situation nette réelle de la filiale ou d’une inexactitude comptable de certains postes de son bilan.
Mais le Conseil d’État vient d’assouplir sa position en faisant de cette présomption une présomption simple
Statuant sur le pourvoi déposé à l’encontre de l’arrêt précité de la cour administrative d’appel de Versailles, le Conseil d’État considère que cette dernière a commis une erreur de droit en écartant les évaluations de nature économique fournies par la société, sans rechercher si ces dernières n'étaient pas susceptibles d'établir que la valeur des participations de la société dans le capital de ses filiales n'avait pas augmenté en dépit de l'octroi des aides en litige (CE 21-6-2022 n° 447084).
La Haute Juridiction admet le recours à des méthodes économiques pour apprécier la valeur réelle d’une société bénéficiant d’un abandon de créance…
Comme souligné par la rapporteure publique Céline Guibé dans ses conclusions sous l’arrêt du 21 juin 2022, la rédaction retenue dans l’arrêt de principe de 1980 était « le reflet d’une époque où la valeur mathématique constituait l’alpha et l’oméga de l’évaluation des sociétés non cotées ». Et c’est parce qu’elle apparaissait comme la seule pertinente pour déterminer la valeur réelle de l’entreprise, et donc aussi sa valeur marchande, qu’il en a été déduit une équivalence entre l’augmentation de la valeur mathématique des titres de la filiale aidée et l’augmentation de leur valorisation à l’actif de la société mère.
Dans ses conclusions, Céline Guibé :
estime que, dans le contexte actuel, l’approche retenue par la cour consistant à opposer valeur économique et situation nette réelle est contestable ;
La rapporteure relève d’ailleurs qu’à supposer même que l’on considère l’approche patrimoniale, fondée sur l’addition de la valeur des biens composant l’actif, comme la seule pertinente pour apprécier l’existence d’une valorisation de la participation, il n’y aurait aucune raison d’exclure par principe la méthode économique fondée sur la valeur liquidative dans la mesure où celle-ci correspond à l’actif net réévalué, minoré des coûts de liquidation et se rapproche ainsi de la situation nette réelle.
suggère de refuser d’exclure par principe les méthodes d’évaluation de la valeur globale de la filiale fondées sur l’anticipation des profits futurs pour l’actionnaire dès lors que de telles méthodes, tout comme la méthode patrimoniale, sont aujourd’hui communément appliquées par les praticiens et par l’administration fiscale lorsqu’il s’agit d’apprécier si un actif a été comptabilisé à sa juste valeur lors de son entrée ou de sa sortie du patrimoine de la société.
Suivant sa rapporteure, le Conseil d’État refuse donc de censurer par principe la prise en compte des évaluations fondées sur des méthodes économiques pour déterminer la valeur réelle de la participation de la société et démontrer que l’abandon n’a pas eu pour effet d’augmenter cette valeur, ce qui marque un assouplissement certain par rapport à l’état du droit qui résultait de l’arrêt précité de 1980.
Cette décision mérite d’être saluée, car, en permettant le recours à plusieurs méthodes économiques et non plus à la seule méthode de l’actif net, elle est de nature à offrir davantage de souplesse aux entreprises tenues de démontrer que la situation nette de leur filiale est négative afin de justifier du traitement fiscal d’une aide ou d’un abandon de créance à caractère financier.
Bien que l’article 39, 13 du CGI (issu de la loi de finances rectificative pour 2012) fasse dorénavant expressément référence à la « situation nette » de la société bénéficiaire de l’aide, la solution devrait, à notre avis, pouvoir être transposable à la période actuelle. En effet, l'article 39, 13 du CGI n'a eu pour objet que de légaliser la règle antérieure, tout en la limitant au cas des entreprises en difficulté. Dès lors, la notion de « situation nette réelle », au sens de l’article 39, 13 du CGI pourrait, selon Céline Guibé, être interprétée comme correspondant à la « valeur d’entreprise », évaluée selon une ou plusieurs méthodes adaptées.
… comme il l’admet déjà pour l’évaluation des titres du portefeuille
Le présente décision permet également d’amorcer l’alignement des méthodes de valorisation des titres de sociétés admises sur le plan fiscal, quel que soit le contexte d’une telle valorisation.
En effet, pour déterminer le montant d’une (provision pour) dépréciation de titres ou en vue du calcul des plus ou moins-values en cas de cession, la jurisprudence fiscale admettait d’ores et déjà l’utilisation de méthodes économiques de valorisation. Dans ces domaines :
la méthode par comparaison, établie par référence à la valeur des autres titres de la société, telle qu'elle ressort des transactions portant, à la même époque, sur ces titres reste la méthode à utiliser en priorité. Elle ne peut alors être combinée avec aucune autre méthode (CE 21-10-2016 n° 390421) ;
lorsqu’il s’avère impossible d’utiliser la méthode par comparaison, le Conseil d’État considère que peuvent être employées, et le cas échéant combinées, des méthodes d’évaluation telles que la valeur mathématique, la valeur de productivité et la valeur tirée de la marge d’autofinancement (CE 23-6-2010 n° 308021).
A noter :
Les différentes méthodes de valorisation acceptées par l’administration sont par ailleurs explicitées dans le guide intitulé « L’évaluation des entreprises et des titres de sociétés », en ligne sur le site www.impots.gouv.fr. Ce guide fait état de l’approche patrimoniale, mais aussi d’autres approches fondées sur la rentabilité. Il mentionne à cet égard la méthode des cash-flows actualisés (méthode « DCF »), tout en précisant que l’administration ne met pas en œuvre directement cette méthode faute de pouvoir établir des plans d’affaires, mais, lorsqu’elle est proposée, l’examine ou l’utilise cependant pour affiner les résultats obtenus avec d’autres méthodes.
Le point de vue de l’évaluateur
Pour évaluer une société, les évaluateurs combinent généralement plusieurs méthodes (approche intrinsèque fondée sur la valeur actuelle des flux de trésorerie, approche de marché fondée sur la méthode des multiples, approche par l’actif net…) dans le cadre d’une approche multicritère. Les résultats obtenus sont ensuite pondérés en fonction de facteurs tels que la nature, l’activité ou la taille de la société évaluée. Cette analyse comprend notamment l’étude de la chaîne de valeur et l’analyse de la concurrence du secteur, des performances historiques et des prévisions de croissance.
Une évaluation ainsi établie et justifiée permet de respecter les critères posés par l’administration fiscale et la jurisprudence pour l’évaluation de titres de sociétés et devrait désormais, compte tenu du présent arrêt du 21 juin 2022, pouvoir être prise en compte pour estimer la situation nette d’une filiale bénéficiaire s’agissant de déterminer le traitement fiscal d’un abandon de créance à caractère financier (consenti à une société en difficulté dans le respect des dispositions de l’article 39, 13 du CGI).