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Hériter n’est pas un droit de l’Homme

Ni le droit au respect des biens (Protocole 1 art. 1) ni le droit au respect de la vie privée (Conv. EDH art. 8) ne consacrent un droit inconditionnel à hériter d’une partie des biens de ses parents.

CEDH 15-2-2024 n° 14925/18, Colombier c/ France ; CEDH 15-2-2024 n° 14157/18, Jarre c/ France


Par David LAMBERT, Avocat à Paris
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©GettyImages

Ces deux arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme ont été rendus à propos de la succession de deux compositeurs de musiques de film célèbres, Français vivant de longue date en Californie, où ils sont décédés. Selon les règles applicables avant l’entrée en vigueur du règlement Successions, les deux successions étaient régies par le droit californien. Les enfants français de ces compositeurs invoquaient contre la dernière épouse bénéficiaire exclusive de la succession l'ancien droit de prélèvement : celui-ci permettait au seul cohéritier français ab intestat de réclamer aux autres héritiers (y compris Français) sur les biens situés en France la part successorale que lui octroierait la loi française et dont il a été exclu par la loi successorale étrangère régissant la succession (Loi du 14-7-1819 art. 2). Saisi d’une QPC à propos de ce texte dans le cadre de l’affaire Colombier (en première instance), le Conseil constitutionnel l’a déclaré contraire à la Constitution, sa décision ayant un effet immédiat (Cons. const. 5-8-2011 n° 2011-159 QPC : JO 6 p. 13478, BPAT 5/11 inf. 282). L’affaire Jarre étant alors en cours de procédure en première instance, le juge n’a pu qu’écarter ce texte dans sa décision. Dans les deux affaires, les héritiers évincés ont alors invoqué le caractère d’ordre public international de la réserve héréditaire. En première instance, puis en appel, leur argument a été écarté. Puis la Cour de cassation a rejeté leurs pourvois dans deux arrêts remarqués (Cass. 1e civ. 27-9-2017 n° 16-13.151 FS-PBRI et Cass. 1e civ. 27-9-2017 n° 16-17.198 FS-PBRI : SNH 4/17 inf. 1). Les héritiers évincés saisissent la CEDH.

Les héritiers Jarre critiquent l’effet immédiat, sans dispositions transitoires, de la déclaration d’inconstitutionnalité, malgré la procédure en cours, ce qui les aurait privés de la partie de l’héritage à laquelle ils auraient eu droit par application du droit de prélèvement. Ils invoquent d’abord le droit au respect des biens (Protocole 1 art. 1). La Cour admet l’ingérence étatique et se livre à un contrôle de proportionnalité : cette ingérence est prévue par la loi (la Constitution), elle sert un intérêt public légitime (éviction d’une norme discriminatoire) et le caractère essentiel du principe d’égalité pouvait justifier une application immédiate. Est-elle proportionnée au but poursuivi ? La Cour rappelle qu’elle n’a jamais consacré un droit inconditionnel à hériter d’une partie des biens de ses parents, même si elle reconnaît la place de la réserve héréditaire chez la majorité des États contractants. Les juridictions françaises ont vérifié que les requérants n’étaient pas en situation de précarité économique avant d’écarter l’exception d’ordre public international et respecté la liberté testamentaire du défunt. La Cour en conclut qu’en présence d’intérêts privés concurrents la solution est proportionnée. Les héritiers Jarre invoquent également le droit au procès équitable (Conv. EDH art. 6, § 1). La Cour rappelle le caractère fondamental du principe de sécurité juridique, mais elle ajoute qu’il n’existe pas de droit acquis à une jurisprudence constante. Or, la succession au moment où la décision intervient n’est pas définitivement réglée et, si les requérants perçoivent comme une injustice le fait que la disposition a été abrogée (sentiment accentué par le fait qu’un droit de prélèvement compensatoire a été réintroduit par le législateur français et qu’ils ne peuvent en bénéficier), cette injustice est inhérente à tout changement de solution juridique intervenant à l’issue de l’exercice d’un mécanisme de contrôle normal dans un État démocratique et elle n’a pas remis en cause des droits définitivement acquis.

Les héritiers Colombier critiquent plus directement le fait que l’absence de protection de la réserve héréditaire sur le fondement de l’ordre public international est une violation du droit au respect de la vie privée (Conv. EDH art. 8). Comme le reconnaît la Cour, celui-ci englobe également les intérêts matériels. Mais il n’exige pas la reconnaissance d’un droit général à des libéralités ou à une part de la succession de ses auteurs. La Cour constate que la situation dans laquelle les requérants se sont retrouvés résulte de choix individuels, qu’elle n’a pas à apprécier, et non d'une quelconque action ou défaillance des autorités françaises. Elle conclut dès lors qu’il n’y a pas violation de l’article 8.

A noter :

La solution donnée ne surprend pas David Lambert, coauteur des Mémentos Droit de la famille et Successions libéralités. Elle est plutôt bien motivée et justifie la solution adoptée par la Cour de cassation dans les arrêts visés par cette procédure (Cass. 1e civ. 27-9-2017 n° 16-13.151 FS-PBRI et Cass. 1e civ. 27-9-2017 n° 16-17.198 FS-PBRI précités) : sauf situation de précarité ou de besoin, et dès lors que le défunt entretenait des liens caractérisés avec un autre État, la réserve héréditaire n’est pas d’ordre public international.

La réintroduction d’un droit de prélèvement compensatoire par le législateur français (C. civ. art. 913, al. 3 issu de loi 2021-1109 du 24-8-2021) paraît vouloir consacrer le caractère d’ordre public international de la réserve et condamner donc cette solution équilibrée et désormais adoubée par la CEDH. La conformité de ce droit de prélèvement avec le règlement Successions étant douteuse, il reste néanmoins permis d’espérer que la jurisprudence de la Cour de cassation se maintienne.

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