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Obligation de sécurité : avec le covid-19, les employeurs ont-ils raison de s'inquiéter de leur responsabilité face aux juges ?

Les employeurs craignent de voir leur responsabilité engagée en cas de contamination sur le lieu de travail. Le respect des fiches pratiques du ministère suffira-t-il à prouver qu'ils ont pris toutes les mesures nécessaires pour éviter le risque, comme leur impose leur obligation de sécurité ? Avocats d'employeurs comme syndicalistes conseillent de documenter au maximum l'ensemble des mesures prises. Le point avec les Editions Législatives. 


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"Il y a une peur évidente du risque juridique chez les employeurs", constate un contrôleur Carsat en relation quotidienne avec ceux qui organisent leur poursuite ou reprise d'activité. Peur justifiée, à écouter Eva Kopelman, avocate du cabinet Jeantet, qui présage : "il est fort probable que nous aurons à traiter de nombreux contentieux". Des employeurs – à commencer par Amazon – ont déjà été condamnés pour ne pas avoir bien évalué les risques liés au covid-19. Pourront-ils l'être en cas de contaminations sur le lieu de travail ?

Chaque salarié a une responsabilité individuelle, qui prend tout son sens en cas de maladie contagieuse, et pourrait être en faute s'il dissimule, par exemple, le fait d'être malade et de potentiellement contaminer ses collègues. Mais c'est bien à l'employeur que revient l'obligation de sécurité.

Obligation de résultat ou de moyen ?

L'employeur doit "assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs" (article L.4121-1 du code du travail) en respectant les neuf principes généraux de prévention (article L. 4121-2 du code du travail).

Jusqu'en 2015, les juges avaient une interprétation stricte de ces deux articles indissociables, ce qui se traduisait par une obligation de résultat. Mais le 25 novembre 2015, avec l'arrêt dit Air France, la chambre sociale de la Cour de cassation amorce un revirement de jurisprudence, qu'elle a confirmé depuis : un employeur qui justifie avoir pris toutes les mesures de prévention nécessaires respecte bien son obligation de sécurité. Les hauts magistrats font ainsi tendre l'obligation de résultat vers une obligation de moyens renforcée. Ils passent d'une logique de réparation (en cas d'accident, l'employeur peut presque systématiquement être condamné) à une logique de prévention (en cas d'accident, voyons ce qu'a fait l'employeur pour l'éviter).

Attention, comme le soulignait Jean-Guy Huglo, doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation en 2018, cette obligation de moyen suppose de suivre à la lettre les articles L. 4121-1 et L.4121-2 du code du travail. Car en cas de problème, il appartiendra au juge d'apprécier si les mesures ont été suffisantes et ont respecté la hiérarchie des mesures de prévention – on commence par éviter les risques et on finit par les mesures de protection individuelle, en donnant les bonnes instructions aux travailleurs. Laetitia Ternisien, avocate du cabinet Jeantet, se veut rassurante : "l'employeur doit tout mettre en œuvre, mais tout dans la limite du possible".

"Les fiches du ministère peuvent servir de base"

Comment savoir si l'employeur a bien fait tout son possible ? C'est aux juges de trancher. Depuis le début de la crise sanitaire, les autorités tentent de rassurer les employeurs. Par exemple, l'administration de Muriel Pénicaud évoque une "obligation pour l’employeur de mettre en place les mesures qui ont été définies par les autorités". De quelles mesures s'agit-il ? Le ministère a élaboré des fiches pratiques sectorielles et un protocole de déconfinement.

Mais attention, ces documents n'ont aucune valeur règlementaire. "Certes, mais ils sont quand même élaborés par le gouvernement sur la base des connaissances disponibles. Même s'ils n'ont pas de valeur juridique, ils servent de base", indique Laetitia Ternisien. Pierre Mériaux, inspecteur du travail représentant de la FSU, met tout de même en garde : "le guide de déconfinement ne fait pas référence au code du travail, mais les employeurs doivent apprendre à lire le code du travail parce que, heureusement, les tribunaux sont là pour appliquer le droit". 

Circonstance exceptionnelle

Les discours du ministère du travail ne rassurent donc pas les patrons. Ainsi, leurs organisations ont demandé de "limiter et clarifier le périmètre de cette obligation [de sécurité, ndlr] pour éviter d’éventuelles mises en cause de la responsabilité civile et pénale de l’employeur qui fait diligence". Dans un courrier daté du 30 avril adressé à Muriel Pénicaud, le Medef, la CPME, l'U2P, la FNSEA, l'UNAPL et l'Udes réclament "une mesure législative" dans l'esprit d'une directive européenne du 12 juin 1989 qui laisse aux États membres la possibilité d'exclure ou diminuer la responsabilité des employeurs "pour des faits dus à des circonstances qui sont étrangères à ces derniers, anormales et imprévisibles, ou à des événements exceptionnels, dont les conséquences n'auraient pu être évitées malgré toute la diligence déployée".

"Si là, ce n'est pas une circonstance exceptionnelle, alors, ce ne sera jamais le cas", argumente Éric Chevée. Le vice-président chargé des affaires sociales de la CPME s'inquiète de l'appréciation de l'obligation de moyens renforcée par les juges en cas de contentieux alors que "la jurisprudence n'est pas constante sur le sujet" d'après lui. Le responsable fait d'ailleurs lui aussi référence aux guides du ministère, estimant que "s'ils sont mis en œuvre, le dirigeant ne devrait pas être mis en cause".

"Clarifier la loi"

Les parlementaires ont dû se pencher sur cette question de la responsabilité des employeurs quand celle de la responsabilité des élus locaux lors de la réouverture des écoles est arrivée. Le Sénat, dans le cadre de l'examen du projet de loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire, a ainsi voté une disposition prévoyant que la responsabilité pénale ne puisse être engagée en cas de risque de contamination par le Sars-CoV-2, à moins, entre autres, que les faits n'aient été commis intentionnellement. Pour Éric Chevée, qui demande une modification du code du travail, la mesure n'est pas totalement satisfaisante, mais va dans le bon sens. 

Pour Édouard Philippe, il faut veiller à ne pas "exonérer" les décideurs de leur responsabilité et la loi Fauchon de 2000, qui rend plus difficile la condamnation pour faute d'imprudence, est "suffisamment juste, précise et équilibrée". Le premier ministre s'est seulement dit favorable à un "rappel" de jurisprudence. La ministre de la justice Nicole Belloubet a une position légèrement différente. Pour elle, le cadre juridique et la jurisprudence sont clairs mais "s'il faut clarifier cette question dans la loi, nous sommes en mesure de le faire", a-t-elle répondu aux sénateurs le 4 mai. Le texte est maintenant entre les mains des députés.

Préjudice d'anxiété

Au civil, la faute inexcusable peut être reconnue si le dirigeant avait ou aurait dû avoir conscience du danger et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires. Au pénal, la mise en danger de la vie d'autrui est reconnue en cas d'exposition directe et immédiate au risque de mort ou blessure grave par la violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence ou de sécurité (dans ce cas là, de l'obligation de sécurité imposée par le code du travail, donc). Il sera peut-être difficile d'établir avec certitude que c'est l'exposition professionnelle qui est à l'origine de la contamination. 

Sans aller jusqu'à la faute inexcusable ou la mise en danger de la vie d'autrui, en cas de contamination, l'employeur est aussi exposé à la reconnaissance d'accident du travail ou maladie professionnelle, qui s'accompagne d'une hausse du taux de cotisation AT-MP. Des organisations syndicales telles Solidaires s'interrogent aussi sur la possible utilisation du préjudice d'anxiété. Ce préjudice est initialement reconnu aux travailleurs exposés à l'amiante qui ne sont pas malades mais s'inquiètent de le devenir. Récemment, la Cour de cassation a admis qu'il pouvait être reconnu à tout salarié qui justifie d'une exposition à "une substance nocive ou toxique générant un risque élevé de développer une pathologie grave" en cas de non-respect de l'obligation de sécurité de son employeur.

Le coronavirus, une "substance" ? "Il ne faut pas s'arrêter à cela. Les faits précèdent toujours le droit. La jurisprudence du préjudice d'anxiété est faite d'avancées et de reculs. À nous de donner les éléments qui permettront à l'institution judiciaire d'élargir les champs", argumente Éric Beynel, porte-parole de Solidaires. "Il est important de documenter, pour avoir le maximum d'éléments pour la suite", explique le syndicaliste. Finalement les avocates du cabinet Jeantet, qui accompagnent les employeurs, tiennent le même discours : "Il est important d'anticiper en documentant l'ensemble des mesures prises, au cas où elles seraient remises en question par un salarié contaminé". 

Dans le code du travail, les deux articles à (bien) appliquer

- Article L. 4121-1 du code du travail :

L'employeur prend les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et protéger la santé physique et mentale des travailleurs.

Ces mesures comprennent :

1. Des actions de prévention des risques professionnels, y compris ceux mentionnés à l'article L. 4161-1 ;

2. Des actions d'information et de formation ;

3. La mise en place d'une organisation et de moyens adaptés.

L'employeur veille à l'adaptation de ces mesures pour tenir compte du changement des circonstances et tendre à l'amélioration des situations existantes. 

- Article L. 4121-2 du code du travail : 

L'employeur met en oeuvre les mesures prévues à l'article L. 4121-1 sur le fondement des principes généraux de prévention suivants :

1. Eviter les risques ;

2. Evaluer les risques qui ne peuvent pas être évités ;

3. Combattre les risques à la source ;

4. Adapter le travail à l'homme, en particulier en ce qui concerne la conception des postes de travail ainsi que le choix des équipements de travail et des méthodes de travail et de production, en vue notamment de limiter le travail monotone et le travail cadencé et de réduire les effets de ceux-ci sur la santé ;

5. Tenir compte de l'état d'évolution de la technique ;

6. Remplacer ce qui est dangereux par ce qui n'est pas dangereux ou par ce qui est moins dangereux ;

7. Planifier la prévention en y intégrant, dans un ensemble cohérent, la technique, l'organisation du travail, les conditions de travail, les relations sociales et l'influence des facteurs ambiants, notamment les risques liés au harcèlement moral et au harcèlement sexuel, tels qu'ils sont définis aux articles L. 1152-1 et L. 1153-1, ainsi que ceux liés aux agissements sexistes définis à l'article L. 1142-2-1 ;

8. Prendre des mesures de protection collective en leur donnant la priorité sur les mesures de protection individuelle ;

9. Donner les instructions appropriées aux travailleurs.

Pauline CHAMBOST et Élodie TOURET

Cette information a été publiée sur le site Actuel HSE

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