La rémunération des prêts conclus entre entités liées fait l’objet, depuis plusieurs années, d’une attention particulière de la part de l’administration fiscale dès lors qu’elle excède le taux maximum d’intérêt déductible auquel renvoi l’article 39, I, 3° du CGI.
Pour mémoire, afin de justifier de la déduction de la totalité des intérêts versés à une entité liée, le contribuable est tenu de démontrer que le taux d’intérêts appliqué correspond au taux que l’entreprise aurait pu obtenir d’un établissement ou d’un organisme financier indépendant dans des conditions de financement analogues [1]. Dans cette perspective, si l’administration n’évoque dans sa doctrine administrative la production d’une offre de prêt contemporaine qu’à titre d’exemple de preuve [2], elle a tendance à systématiquement exiger ce document lors des contrôles. Ces dernières années, le juge administratif a cependant infléchi la position restrictive de l’administration fiscale en admettant d’autres moyens de preuve.
Il a tout d’abord admis non seulement que la pertinence du taux appliqué soit corroborée par la production de documents autres qu’une offre de prêt tels que des études produites par des prestataires spécialisés, mais également que de tels éléments de preuve soient produits postérieurement à la mise en place de l’instrument financier (CAA Paris, 31 décembre 2018, n° 17PA03018, SAS WB Ambassador). Plus récemment, le Conseil d’Etat a admis, dans un avis remarqué, que le contribuable puisse, pour évaluer la pertinence du taux établi, se fonder non pas uniquement sur des comparables issus du marché bancaire, mais également sur le rendement d’émissions obligataires consenti par des entreprises se trouvant dans des conditions économiques comparables lorsque ces émissions constituent, dans l’hypothèse considérée, une alternative réaliste à un prêt intragroupe (CE, avis, 10 juillet 2019, n° 429426, SAS Wheelabrator Group).
La validité des études proposées de plus en plus fréquemment par les contribuables comme moyen de preuve de l’application d’un taux de marché est discutée de manière quasi-systématique par l’administration fiscale en cas de contrôle, rendant son appréciation par le juge de l’impôt nécessaire. Or, les critères permettant de considérer une étude comme valable demeurent incertains et le juge peine parfois à établir avec précision le cadre d’analyse dans lequel elle doit s’inscrire.
Une telle hésitation ressort de la mise en regard de trois arrêts rendus en 2020 par différentes chambres de la cour administrative d’appel de Paris dans les affaires Apex Tool (CAA de Paris, 7e chambre, 10 mars 2020, n°18PA00608, Sté Apex Tool Group), Willink (CAA de Paris, 2e chambre, 23 septembre 2020, n°20PA00585, Sté Willink) et Studialis (CAA de Paris, 5e chambre, 22 octobre 2020, n°18PA02026, Sté Studialis).
A. Une appréciation variable du recours aux logiciels de scoring par le juge de l’impôt
Dans les trois affaires en cause, la justification du taux de marché proposée par le contribuable repose en tout ou partie sur une étude réalisée par un prestataire spécialisé selon la méthode dite du « prix comparable sur un marché libre ». Cette approche se décompose en deux étapes distinctes :
i. la détermination d’une note de crédit à partir d’un outil de scoring prenant en compte les informations financières fournies par la société, parfois complétées par l’étude d’un échantillon de sociétés présentant des caractéristiques similaires en termes de placement sectoriel et de positionnement de marché (à titre d’exemple, les études de taux présentées par les sociétés Studialis et Willink sont basées sur le logiciel « Riskcalc » développé par l’agence de notation Moody’s), puis ;
ii. la recherche des taux de rendement d’obligations comparable à celles émises par la société, sur la base notamment de la note de crédit attribuée à la société, de la maturité des obligations, de la devise utilisée ou encore de la nationalité des sociétés émettrices des obligations.
L’utilisation des outils de scoring auquel ont recours les contribuables afin d’éviter le coût et le temps que nécessiterait l’obtention d’une véritable notation de crédit officielle délivrée par une agence, bien qu’ayant été admise par la jurisprudence (CAA de Bordeaux, 2 septembre 2014, n° 12BX01182, min. c/ Sté Stryker Spine SAS), est régulièrement contestée par l’administration fiscale. Il est reproché à ces logiciels de fonder la note de crédit uniquement sur une approche quantitative basée sur des informations sélectionnées discrétionnairement par l’entreprise [3].
Cette approche critique des outils de scoring semble avoir en partie convaincu la deuxième chambre de la cour administrative d’appel de Paris qui juge, dans l’affaire Willink, que la note délivrée par le logiciel ne constitue pas une véritable note de risque et ce pour deux raisons :
- l’échantillon de sociétés pris en compte par le logiciel n’est pas représentatif du marché dans la mesure où les entreprises défaillantes apparaissent surreprésentées, et ;
- l’évaluation repose sur quelques données financières renseignées par la société et « issues d’une ou deux liasses déposées ».
Toutefois, dans l’affaire Studialis, la cinquième chambre de la cour se détourne de l’affirmation selon laquelle la note délivrée par les outils de scoring ne saurait être considérée comme fiable dès lors qu’elle repose sur une analyse quantitative et non une analyse qualitative du profil de la société évaluée en jugeant que le rapport établi par PWC « bien qu’il ait été réalisé à une date postérieure, soit basé sur des données quantitatives historiques […], corrobore le taux pratiqué par la société Studialis » (point 7 de l’arrêt).
Une telle position rejoint celle de nombreux auteurs estimant que les outils de scoring sont utilisés par les banques elles-mêmes dans l’analyse du risque de défaut des sociétés qui entendent se financer sur le marché bancaire ou obligataire [4].
On ne saurait toutefois qu’inciter les contribuables à affiner l’évaluation de leur risque de crédit au moyen de critères qualitatifs tels que, à titre d’exemple, la position concurrentielle ou la qualité du management, quitte à ne pas in fine en tenir compte s’ils venaient à dégrader la note déterminée dans le cadre de l’analyse quantitative.
B. L’analyse du risque de défaut est-elle nécessairement établie sur une base « standalone » ?
Au-delà de la question de la validité du recours aux outils de scoring tels que le logiciel Riskcalc, l’administration fiscale discute régulièrement le périmètre sur lequel se fonde l’étude réalisée et remet en cause les analyses qui portent non seulement sur l’entité emprunteuse mais également sur une partie des sociétés du groupe auquel elle appartient.
Le Conseil d’Etat a eu l’occasion de rappeler, dans un arrêt SNC Siblu, que, par principe, l’appréciation du taux auquel une entreprise est autorisée à rémunérer les prêts qui lui sont consentis par des entités liées doit être réalisée au regard des caractéristiques propres du prêt en question mais également au regard des caractéristiques propres de la société emprunteuse, sans que soit prise en compte la situation du groupe auquel elle appartient (CE, 18 mars 2019, 411189, SNC Siblu).
Dans cet arrêt, les juges du Palais Royal ont condamné le fait pour la société emprunteuse de rémunérer le prêt qui lui a été accordé au même taux que celui auquel le prêteur s’était lui-même endetté, sans rechercher si ce taux correspondait à celui auquel l’emprunteuse aurait rémunéré le prêt accordé par un organisme indépendant.
Sur ce point, l’arrêt rendu par la 7e chambre de la cour administrative d’appel de Paris dans l’affaire Apex Tool remet en cause la note de crédit attribuée à la société par le rapport produit par Baker&McKenzie en ce que celle-ci n’a pas été déterminée « en partant de la situation intrinsèque de la société […] au regard notamment de son activité de prêteuse et de ses perspectives de développement » (point 9 de l’arrêt). Au cas particulier, le rapport produit était fondé sur les états financiers agrégés du sous-groupe que la société constituait avec quatre filiales et sous-filiales.
Une telle approche « standalone » ne serait toutefois pas incompatible avec l’utilisation des comptes consolidés de la société emprunteuse et de ses filiales, ce que confirme la 5ème chambre de la cour administrative d’appel de Paris dans l’affaire Studialis, validant le caractère probant de l’étude réalisée par PWC produite sur la base « des comptes consolidés de la société et de ceux de ses filiales françaises ».
En effet, dans de nombreux cas de figure, l’appréciation de la capacité d’emprunt d’une société nécessite de tenir compte, non pas de la surface financière de l’entité prêteuse mais de la situation du groupe ou du sous-groupe qu’elle constitue avec ses filiales. Cette nécessité se rencontre notamment dans les opérations de LBO dès lors que l’acquisition est le plus souvent réalisée par l’intermédiaire d’un véhicule dédié créée spécifiquement pour l’opération et pour lequel il n’existe donc, par définition, aucune donnée financière historique propre permettant l’établissement d’une note de crédit.
Par ailleurs, les schémas de type LBO sont fondés sur le principe selon lequel la dette du holding d’acquisition est remboursée grâce aux dividendes versées par les filiales opérationnelles. Dès lors, le risque de défaut de la société holding emprunteuse dépend nécessairement de la capacité financière de ses filiales et sous-filiales, dont les données doivent par conséquent être prises en compte pour l’établissement de la note de crédit. Dans la mesure où l’analyse du groupe que constitue le holding avec ses filiales est menée par les établissements bancaires prêteurs dans le cadre de LBO, il semble logique qu’une telle analyse ressorte des études de taux réalisées dans le but d’établir le taux auquel l’emprunteur aurait rémunéré le prêt accordé par un établissement bancaire indépendant.
C. Faut-il nécessairement tenir compte du secteur d’activité de la société pour évaluer le risque de défaut ?
Enfin, il est fréquent que l’administration fiscale conteste la validité des études de taux sur la base du manque d’exhaustivité des variables retenus par l’évaluateur, notamment au regard du secteur d’activité dans lequel évolue la société emprunteuse.
Dans l’affaire Apex Tool, la cour indique que si les comparables peuvent être recherchés sur le marché obligataire, c’est notamment à la condition que « les entreprises servant de référence se trouvent dans des conditions économiques comparables » puis conclut que cette condition n’est pas remplie en l’espèce dès lors que la comparabilité des situations économiques n’est pas établie par le simple fait que ces entreprises aient une note de crédit proche de celle de l’emprunteur ou qu’elles aient eu recours au marché obligataire pour des opérations ayant la même durée et la même maturité.
De même, dans l’affaire Willink, la cour remet en cause le caractère probant de l’étude fournie par la société en ce que la note attribuée à la société résulte uniquement de ses données financières et d’un échantillon imparfait de sociétés. La cour juge alors que « rien ne permet d’établir que cette note de risque prend en compte de manière adéquate tous les facteurs reconnus comme prévisionnels, et notamment les caractéristiques propres au secteur d’activité concerné ». Le juge ajoute qu’il « n’est pas non plus établi que les sociétés dites comparables retenues dans l’échantillon de l’étude, qui appartenaient à des secteurs d’activités hétérogènes, auraient, pour un banquier, présenté le même niveau de risque que celui auquel l’intéressée a été confrontée à la même époque ».
Sur ce point encore, l’arrêt Studialis semble marquer une inflexion puisque l’étude de PWC retient comme comparables des « obligations émises par des sociétés industrielles présentant des caractéristiques proches de celles de la société », sans qu’il soit fait mention du secteur spécifique de la société, à savoir l’enseignement supérieur privé (point 7 de l’arrêt).
Par ailleurs, une précision intéressante est apportée par le juge au point 5 de l’arrêt Studialis, portant sur la validité de l’offre émise par la banque Landbanski dont la cour estime qu’elle ne saurait être remise en cause du seul fait que cette banque ne dispose d’une expérience particulière dans le domaine de l’enseignement dès lors que « la société Studialis expose sans être contredite que ce secteur ne présente pas de spécificité particulière en matière de financement ».
La 5e chambre semble donc admettre que si le secteur d’activité de la société emprunteuse peut représenter un facteur devant être pris en compte dans la détermination de son risque de défaut, il doit cependant être démontré que l’appartenance de la société à ce secteur spécifique entraine de facto des conséquences au niveau de sa capacité de financement, ce que l’administration, précisément, ne démontre pas en l’espèce. En effet, il convient de rappeler que l’objet d’une étude telle que celle produite par PWC n’est pas de prouver que l’opération de prêt conclue entre deux sociétés liées l’aurait été dans des conditions parfaitement identiques avec un tiers mais que le taux appliqué à une opération intragroupe se situe à l’intérieur d’un intervalle fondé sur l’observation d’opérations non pas strictement identiques mais suffisamment comparables [5].
Le dernier mot revient au Conseil d’Etat qui, dans un arrêt du 11 décembre dernier (CE, section contentieux 8e et 3e chambres réunies, 11 décembre 2020 n° 433723, SA BSA), rappelle que les études et moyens de preuves produits par les contribuables ne peuvent être écartés sans qu’une contradiction sérieuse soit apportée. En effet, les arguments avancés par la cour administrative d’appel de Versailles pour écarter l’étude produite par la société et basée sur le logiciel Riskcalc, à savoir la non prise en compte de « tous les facteurs reconnus comme prévisionnels » et l’utilisation de « données renseignées en ligne par la société intéressée elle-même », n’ont pas été jugés suffisant par le Conseil d’Etat.
Espérons que cette jurisprudence, qui nous semble aller dans le sens de l’arrêt Studialis, incite l’administration fiscale à rectifier de façon moins systématique les contribuables capables de fournir des éléments justifiant le taux appliqué et l’oblige à apporter des éléments de contradiction objectifs.
[1] « Taux de marché » tel que défini à l’article 212, I-a du CGI.
[2] BOI-IS-BASE-35-20 n° 80, 31 juillet 2019.
[3] « Prêts intragroupe et taux de pleine concurrence : quelle latitude pour évaluer son risque de crédit ? », N. Vergnet et C. Sevilla, La Semaine Juridique, Entreprise et affaires n°46, 14 novembre 2019.
[4] F. Boucher et M. Bouharchich, CMS Francis Lefebvre, « Preuve de la normalité d’un taux d’intérêt : retour au bon sens ! », Option Finance, 29 juillet 2019.
[5] F. Boucher et M. Bouharchich, CMS Francis Lefebvre, « Preuve de la normalité d’un taux d’intérêt : retour au bon sens ! », Option Finance, 29 juillet 2019.
Par Stéphanie DESPREZ, avocat associé au sein du cabinet BERRYLAW
et Hugo KELLER, avocat au sein du cabinet BERRYLAW