Il est curieux de constater que les actuels tumultes populaires brisent les abribus, les DAB et les vitrines, mais ne s’en prennent jamais aux smartphones, pourtant l’un des instruments les plus puissants de notre aliénation.
La Révolution française, à partir de 1793, s’était appliquée à détruire les moyens de l’oppression. La Convention avait ainsi fermé les Églises ; pour les Sans-culottes, il s’agissait de désintoxiquer la société de l’opium religieux par lequel, prétendaient-ils, le peuple avait été maintenu sous le joug des tyrans. Aujourd’hui, la consommation n’est-elle pas notre nouvel opium ? La célébration de l’objet, notre nouveau credo ? Les communicants et publicitaires n’en sont-ils point les prédicateurs ? Les smartphones, leurs nouvelles chaires ?
Les philosophes du 19ème siècle avaient donné une double définition de l’aliénation.
L’expression désignait d’abord en termes économiques la captation par l’entreprise de la différence entre la valeur réelle du travail de l’ouvrier et le salaire qui lui était payé et cette captation permettait l’accumulation du capital ; analyse que l’on pourrait transposer à ces sociétés qui règnent sur les smartphones et qui dépossèdent les individus de leurs propres données, qui les exploitent, qui les vendent sans aucune autorisation, et ce pour leur plus grand profit…
En termes idéologiques ensuite, l’aliénation désignait l’état d’une population à laquelle les maîtres de l’infrastructure économique imposaient leur culture et leurs valeurs, valeurs nées de leurs besoins particuliers mais qu’ils érigeaient en norme morale universelle. Telle aujourd’hui cette exigence obsessionnelle de transparence : être transparent, tout montrer à tout le monde. Exhibitionnisme et narcissisme, les nouvelles vertus cardinales.
Mais posons-nous la question : cette transparence érigée en impératif catégorique n’est-elle pas plutôt un simple slogan, un mot d’ordre suscité, relayé, amplifié par tous ceux qui ont besoin des données des citoyens, soit pour nourrir et affiner leurs algorithmes et en vendre les résultats au plus offrant dans une démarche purement mercantile, soit pour obtenir gratuitement de plus en plus de contenu à diffuser ?
Pour mieux nous séduire, le smartphone se pare désormais de multiples fonctionnalités dont on ne peut contester l’utilité immédiate mais dont l’utilisation renforce l’addiction à l’appareil. Chaque citoyen, désormais, pense avec son smartphone, calcule avec son smartphone, est guidé par son smartphone, n’a plus besoin de sa mémoire puisque son smartphone la constitue. Terrible dépendance qui réduit le temps de la pensée autonome et personnelle, et donc la liberté du citoyen. Et ne parlons pas de ces réunions d’entreprise ou de cabinet où chacun regarde voire « écoute » son smartphone et non les autres participants !
Enfin, la possession prématurée d’un smartphone dans les nouvelles générations semble conduire le système éducatif traditionnel à s’interroger sur l’utilité d’enseigner aux élèves les règles élémentaires de la pensée, les formes logiques de l’expression, l’exigence de cohérence du discours, la richesse de la langue et le respect dialectique d’autrui. Et à la réflexion, d’ailleurs, pourquoi apprendre aux futurs citoyens à bien conduire leur entendement si dans l’avenir, on leur demande seulement de n’être plus que de bons consommateurs ?
Consommer, c’est-à-dire justement céder sans y penser aux pulsions d’achat, sans faire la différence entre les biens nécessaires et ceux qui sont superflus…
Serait-il advenu le règne de la dopamine ?
François MARTINEAU est avocat au Barreau de Paris, spécialisé en droit pénal des affaires. Associé gérant du Cabinet Lussan, il est aussi l’auteur de nombreux ouvrages et articles, notamment sur la théorie de l’argumentation (Petit traité d’argumentation judiciaire, septième édition, Dalloz, 2018, 597 p.), qu’il a enseignée en France et à l’étranger.