Le Conseil d’État, dans un arrêt mentionné aux tables du recueil Lebon, poursuit sa construction jurisprudentielle autour des critères d’ordre des licenciements économiques.
A noter :
Pour rappel, en l'absence de convention ou d'accord collectif de travail applicable, l'employeur qui engage une procédure de licenciement économique définit la liste des critères retenus pour fixer l'ordre des licenciements. Cette liste comprend au minimum les 4 critères prévus par l’article L 1233-5 du Code du travail : charges de famille, ancienneté, situation des salariés présentant des caractéristiques sociales rendant leur réinsertion professionnelle particulièrement difficile et qualités professionnelles appréciées par catégorie.
En cas de « grand » licenciement avec PSE, la liste des critères est soit négociée dans l'accord collectif majoritaire – auquel cas elle échappe au contrôle du Dreets –, soit fixée par l'employeur dans le document unilatéral dont il demande l'homologation. Elle est alors soumise au contrôle de l’administration en application de l’article L 1233-57-3 du Code du travail et, en cas de contentieux, du juge administratif. Un contrôle dont les limites se précisent au gré des litiges soumis au Conseil d’État.
Le Dreets vérifie la prise en compte des critères, leur pertinence et leur loyauté
Le Conseil d’État a posé les bases du contrôle administratif en matière d’ordre des licenciements dans 3 arrêts de principe, dont il rappelle ici les attendus.
Le Dreets doit en effet vérifier que :
– les 4 critères légaux sont bien pris en compte et qu’aucun d’eux n’est neutralisé – ce qui reviendrait à l’ignorer (CE 1-2-2017 n° 387886) ;
– les éléments sur la base desquels les critères sont mis en œuvre pour déterminer l'ordre des licenciements ne sont ni discriminatoires ni dépourvus de rapport avec l’objet même du critère, le Dreets prenant en compte tous les éléments de preuve, notamment les échanges avec le CSE et les justifications objectives et vérifiables fournies par l'employeur (CE 31-10-2023 nos 456332 et 456091) ;
– et, s’agissant du critère des qualités professionnelles, que les éléments retenus par l’employeur sont pertinents pour apprécier ces qualités et n’ont pas été définis dans le but de cibler certains salariés (CE 31-10-2023 nos 456332 et 456091).
Un seul indicateur peut permettre d’apprécier les qualités professionnelles des salariés
Dans cette affaire, l’employeur avait obtenu l’homologation de son document unilatéral portant PSE, qui prévoyait la suppression de 219 postes. Ce document tenait bien compte des 4 critères légaux d’ordre des licenciements. Il était prévu que le critère des qualités professionnelles serait apprécié de la manière suivante :
– pour les catégories composées exclusivement de cadres, en se basant sur les évaluations professionnelles des 2 années précédentes ;
– pour les catégories de non-cadres ou mixtes, en fonction du nombre de mobilités géographiques et/ou fonctionnelles des salariés réalisées au sein de l'entreprise.
S’agissant des résultats d'un dispositif d'évaluation des salariés mis en place dans l'entreprise, le Conseil d’État a déjà jugé qu’ils peuvent être exploités pour apprécier leurs qualités professionnelles (CE 31-10-2023 nos 456332 et 456091). Ce principe est rappelé ici, mais ce n’est pas cet élément d’appréciation qui était, en l’espèce, en litige.
A noter :
Rappelons également qu’à défaut de dispositifs d’évaluation, ou si ceux-ci ne sont pas exploitables (par exemple, parce qu’ils sont trop vieux), l’employeur peut faire appel à des critères subsidiaires, à condition qu’ils soient pertinents (voir, par exemple, CE 22-5-2019 n° 413342). C’est le choix qu’avait fait, ici, l’employeur pour les salariés non cadres ou appartenant à des catégories mixtes.
Les représentants du personnel contestaient l’appréciation des qualités professionnelles des salariés appartenant à la seconde catégorie professionnelle (non-cadres ou mixtes). Ils soutenaient, en premier lieu, que le Dreets ne pouvait pas homologuer le document unilatéral de l’employeur, car celui-ci ne prévoyait qu’un seul élément d’appréciation des qualités professionnelles des salariés, tenant à leur mobilité.
Le Conseil d’État balaie l’argument, en affirmant qu’il ne résulte d'aucune règle ni d'aucun principe que le critère d'ordre relatif aux qualités professionnelles doit être apprécié en prenant en compte au moins 2 indicateurs distincts. Il relève en tout état de cause que la mobilité géographique et la mobilité professionnelle étaient, en l’espèce, traitées comme des indicateurs distincts donnant droit à des points cumulables.
A noter :
Le principe n’avait jamais été expressément affirmé, mais il résultait de manière implicite de plusieurs décisions du Conseil d’État et de la Cour de cassation relatives à l’appréciation du critère des qualités professionnelles.
Le critère de la mobilité n’est jugé ni discriminatoire ni dépourvu de lien avec les qualités professionnelles
Les représentants du personnel soutenaient également que le critère de la mobilité géographique ou professionnelle caractériserait une discrimination indirecte en raison des activités syndicales ou de la situation de famille. En effet, certains salariés, en particulier les salariés titulaires d'un mandat syndical et les salariés ayant des enfants en garde partagée ou qui s'occupent d'un proche âgé dépendant, sont moins susceptibles d’être candidats à une mobilité.
Le Conseil d’État reproche toutefois aux requérants de n’avoir apporté aucun élément de preuve concret relatif aux salariés de l’entreprise, qui aurait mis en évidence des situations faisant obstacle à la réalisation d'une mobilité.
A noter :
Les représentants du personnel s’en étaient tenus à un argument général. S’ils avaient soumis au juge des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination, la licéité de la décision d’homologation du Dreets – qui doit s’appuyer sur les éléments fournis par l’employeur pour vérifier l’absence de discrimination – aurait pu être remise en cause.
Dernier point soulevé par les requérants : la mobilité géographique ou professionnelle des salariés serait sans rapport avec l’objet du critère des qualités professionnelles.
Là encore, l’argument est écarté : d’une part, la prise en compte de la mobilité « n'est, par elle-même, pas insusceptible de rendre compte de qualités professionnelles » ; d’autre part, elle constitue un indicateur de la faculté d’adaptation des salariés aux évolutions de l’entreprise et peut, à ce titre, être prise en compte.
A noter :
Ici, l’indicateur est suffisamment général pour être appliqué à l’ensemble des salariés de la catégorie professionnelle. Dans une précédente décision, le juge administratif a en revanche écarté un indicateur relatif à la détention d’un permis de conduire « cariste » qui était sans rapport avec les fonctions occupées par certains des salariés d’une catégorie, occupés par exemple sur des postes administratifs (CE 31-10-2023 n° 456091 précité).
L’application des critères à chaque salarié échappe au contrôle de l’administration
Si le Dreets doit apprécier les critères d'ordre des licenciements et leurs règles de pondération fixées dans le document portant PSE, il ne lui appartient pas, précise ici le Conseil d’État, de contrôler les modalités d’application de ces critères. Solution logique dans la mesure où leur mise en œuvre intervient en aval, après obtention de la validation du document. Ce contrôle échappant à l’administration, le Conseil d’État en déduit tout aussi logiquement l’incompétence du juge administratif en cas de contentieux sur ce point. Seul le juge judiciaire, en l’occurrence le conseil de prud’hommes, est alors compétent pour connaître d’un tel litige.
A noter :
Le Conseil d’État adopte la même solution que celle dégagée par la chambre sociale de la Cour de cassation (Cass. soc. 20-4-2022 n° 20-20.567 FS-B).
De manière générale, tout litige portant sur un aspect du licenciement échappant au contrôle de l’administration relève de la compétence du juge judiciaire. Il en est ainsi, notamment, du contrôle du motif économique du licenciement (CE 22-7-2015 n° 385816), de l'obligation individuelle de reclassement (Cass. soc. 21-11-2018 n° 17-16.766 PBRI), de l'existence d'une unité économique et sociale (CE 13-2-2019 n° 404556 : RJS 4/19 n° 213) et du respect par l'employeur de son obligation de sécurité lors de la mise en œuvre du PSE (Cass. soc. 14-11-2019 n° 18-13.887 FS-PB ; T. confl. 8-6-2020 n° C4189). En revanche, le juge judiciaire ne peut pas se prononcer sur une demande en fixation au passif de la liquidation judiciaire de la société de sommes au titre de la violation des critères d'ordre des licenciements alors que, sous couvert de cette demande, les salariés contestent la conformité aux dispositions législatives des critères d'ordre des licenciements et de leurs règles de pondération tels que fixés dans le PSE, dont le contrôle relève de la seule compétence de la juridiction administrative (Cass. soc. 25-3-2020 n° 17-24.491 FS-D).
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